Ces retombées ont eu des conséquences économiques et sociales dramatiques sur l’État et la société. Il faut aussi noter les conséquences tragiques sur la société palestinienne à l’intérieur et à l’extérieur des camps. Dans cette étude, nous concentrerons notre intérêt sur la réalité palestinienne au Liban et sur la situation des Palestiniens venus de Syrie vers le Liban.
Avant le début de la crise en Syrie, la société palestinienne dans ce pays était considérée comme l’une des sociétés de réfugiés palestiniens les plus stables et les mieux intégrées dans les pays du Machrek arabe. D’ailleurs, les réfugiés palestiniens bénéficiaient en Syrie d’un large éventail de droits économiques, sociaux, culturels et civils qui se rapprochaient de la citoyenneté totale, avec toutefois la conservation de leur nationalité palestinienne. Selon de nombreux experts, ce statut juridique privilégié a dépassé le plafond des droits établi par la Convention de 1951 sur les réfugiés ou même celui du Protocole de Casablanca datant de 1965.
Il est inutile de préciser que les réfugiés palestiniens, ainsi que le Liban en tant que pays d’accueil, considèrent que les secours, pour ne pas dire la protection des déplacés palestiniens de Syrie vers le Liban sont du ressort de l’Unrwa. D’autant qu’au départ, ces réfugiés étaient enregistrés auprès de cette organisation en Syrie. De plus, le Haut-Commissariat pour les Réfugiés (UNHCR, rattaché à l’Onu) ne fournit aucune aide et aucune protection légale aux réfugiés palestiniens installés dans les 5 régions relevant de la responsabilité de l’Unrwa, conformément à l’article 1D de la Convention de 1951 sur les réfugiés et l’article 7C du règlement du HCR.
Depuis le déclenchement de la crise syrienne au début de 2011, le nombre de réfugiés palestiniens fuyant la Syrie vers le Liban n’a cessé d’augmenter. Il a atteint après la bataille de Yarmouk, le 16 décembre 2012 et au début de 2013, 80 000 personnes. Il est ensuite retombé à 44 000 à la fin de 2014. Selon les estimations de l’Unrwa, il s’élevait en novembre 2015 à 42 000 réfugiés. Certaines associations civiles palestiniennes estiment que ce nombre est inférieur à ce chiffre. Il ne dépasserait pas 35 000 réfugiés palestiniens venus de Syrie, dont plus de la moitié sont venus du camp de Yarmouk.
Selon des données fournies par l’Unrwa et par des associations civiles palestiniennes, comme « L’institut national pour l’aide sociale et la réhabilitation professionnelle : la maison des enfants de la résistance » au début de l’exode, la majorité des déplacés palestiniens (60 %) ont plus de 18 ans et 51 % d’entre eux sont des femmes. 32 % de ces déplacés se sont réfugiés dans la région de Saïda, alors que les autres se sont dispersés dans toutes les autres régions libanaises, notamment Tyr, Beyrouth, la Békaa et Tripoli, en groupes à peu près égaux, s’installant dans des camps ou à l’extérieur. Dans ce contexte, selon les données reçues, 54 % de ces déplacés se sont installés dans les camps, alors que 46 % sont restés en dehors des camps. La Békaa a accueilli le plus grand nombre de réfugiés hors des camps (33 %), suivie par Saïda (32 %). Le camp de Aïn e-Héloué est celui qui accueilli le plus grand nombre de réfugiés venus de Syrie (28 %), les autres s’étant installés dans le camp de Miyé-Miyé (Saïda) et dans les camps de Tyr, de Beyrouth, de Tripoli et de la Békaa. Au début de l’exode, un grand nombre s’est installé chez des proches ou des connaissances dans les camps (45 %), d’autres ont loué des logements à l’intérieur ou à l’extérieur des camps.
Les raisons de la baisse du nombre de réfugiés palestiniens venus de Syrie sont nombreuses. On peut citer en particulier les contraintes sévères imposées par l’État libanais à l’entrée des Palestiniens au Liban à partir du second trimestre de 2014. On peut aussi parler du fait que certains d’entre eux ont répondu à l’appel de l’émigration pour rejoindre des familles installées à l’étranger ou aux appâts offerts pour une telle émigration. D’autres ont préféré tout simplement revenir en Syrie parce qu’ils n’ont pas pu supporter les conditions de vie chère au Liban, à l’ombre de l’assèchement des aides fournies par les associations de la société civile, les organisations palestiniennes et l’Unrwa. Cette dernière a en effet réduit ses aides à ces réfugiés après avoir adopté en septembre 2014 une « Charte des critères sociaux », qui a abouti à la suspension d’un seul coup des aides fournies à 1 100 familles venues de Syrie.
Les donateurs internationaux auraient dû accroître leurs aides aux sociétés d’accueil pour leur permettre d’absorber ces réfugiés palestiniens venus de Syrie et s’adapter à une sorte de situation d’urgence en donnant plus d’aides à l’Unrwa qui aurait pu accomplir sa mission de façon décente. Mais rien de tel n’a eu lieu. A ce sujet, il faut préciser que le directeur de l’Unrwa au Liban a publié un communiqué le 22/5/2015, dans lequel il a annoncé l’intention de cette organisation de suspendre à partir de juillet 2015 les aides d’urgence consacrées à loger les nouveaux réfugiés palestiniens. De même, le commissaire général de l’Unrwa, Pierre Krähenbühl, avait auparavant publié un communiqué daté de 14/5/2015 dans lequel il avait annoncé la réduction des services fournis par cette agence onusienne, dans tous les domaines et dans les 5 régions placées sous sa responsabilité, pour cause de déficit budgétaire. Il faut aussi noter que l’appel spécial lancé par l’Unrwa au sujet de la situation d’urgence provoquée par la crise syrienne n’a attiré que 21 % des fonds réclamés pour 2015.
Il est probable que l’une des raisons principales de la crise de fonds dont souffre actuellement l’Unrwa réside dans le fait que les pays donateurs sont largement sollicités pour faire face à une vague inédite de déplacés fuyant la Syrie vers les pays arabes et l’Europe. Dans ce contexte, l’aide aux réfugiés palestiniens, à travers l’Unrwa ou d’autres organisations, n’est plus prioritaire.
Au final, la vague de déplacés palestiniens de Syrie vers le Liban a abouti à une complication de la situation et à une augmentation des pressions que subissent déjà les sociétés palestiniennes et celles qui les accueillent, en particulier dans les camps qui ont absorbé une grande partie de ces déplacés. (On parle surtout du camp de Aïn el-Héloué). De plus, cette crise a créé de nombreux problèmes aux déplacés palestiniens eux-mêmes.
Il faut rappeler que les camps qui ont accueilli un grand nombre de familles palestiniennes venues de Syrie souffrent déjà de problèmes de marginalisation économique, sociale et géographique qui s’accumulent depuis près de six décennies. Ces camps souffrent ainsi de pauvreté, de chômage, de faiblesses dans l’infrastructure, de surpopulation, de manque de logements décents et de conditions de santé et d’hygiène désastreuses, sans parler de problèmes d’environnement. L’arrivée des nouveaux réfugiés dans ces espaces surpeuplés a accru les problèmes déjà existants et accentué la pression sur une infrastructure déjà défaillante, ainsi que sur les ressources déjà limitées des camps. Pour citer un exemple, le camp de Aïn el-Héloué qui est déjà surpeuplé et dont la superficie ne dépasse pas le kilomètre carré a accueilli 2 400 familles palestiniennes au début de la crise. Ce nombre s’est réduit en 2015 et il est tombé à 1 400 familles. Mais il faut préciser que de nombreuses familles syriennes se sont aussi réfugiées dans le camp, en raison du fait que certains de ses membres y travaillaient, avant la guerre, à Saïda et dans ses environs ou possédaient des échoppes à l’intérieur du camp. La même situation prévaut dans le camp de Beddaoui dont la population a pratiquement doublé à la suite de l’exode forcé d’une partie des habitants du camp de Nahr el-Bared et qui a dû accueillir de nouveaux réfugiés venus de Syrie.
Les circonstances de la crise ont semé la confusion chez les parties palestiniennes actives au sein de la société palestinienne d’accueil (comme l’ambassade, les organisations et les associations de la société civile) qui n’étaient pas prêtes à gérer des crises aussi urgentes et compliquées en dépit d’une certaine expérience dans la gestion de troubles pas tout à fait identiques, comme les invasions israéliennes et l’expérience de l’exode du camp de Nahr el-Bared. On peut dire qu’en général, l’approche palestinienne dans la gestion de cette nouvelle crise était peu efficace et manquait de coordination entre les différentes composantes de la société.
Les réfugiés palestiniens venus de Syrie au Liban ont ainsi affronté des défis difficiles avec ce nouvel exode concernant notamment le logement, l’éducation, la santé, la liberté de circulation et la présence illégale et même au niveau de la sécurité personnelle et sociale.
L’hiver 2015 était l’un des plus durs pour les groupements de réfugiés dans la Békaa (qui accueillait 16 % des familles venues de Syrie, ce qui représentait 2 260 familles), en raison de la multiplication des tempêtes de neige. Les tentes ont voltigé, ainsi que les toits des maisons faits de tôles, et les sols ont été inondés. L’absence de moyens de chauffage a été la cause de nombreuses maladies (grippes, mais aussi pneumonies et poussées d’asthme) chez les enfants et les personnes âgées en particulier. La réduction des aides et le manque de préparation de la part de l’Unrwa et de certaines parties palestiniennes, ainsi que la lenteur des opérations de secours due à l’éparpillement des familles a rendu les crises encore plus aiguës. Dans le camp de Beddaoui, des dizaines de réfugiés ont organisé un sit-in devant le siège de l’Unrwa en signe de protestation face à la lenteur de la distribution des aides hivernales.
Concernant l’éducation, l’Unrwa a assuré dans ses écoles deux horaires d’enseignement aux élèves de tous les niveaux. Toutefois, certains écoliers qui ont pu achever le programme scolaire syrien ont hésité à se rendre en Syrie pour présenter les examens finaux de crainte de ne pas pouvoir revenir au Liban à cause des mesures strictes prises par la Sûreté générale afin de limiter l’arrivée des Palestiniens de Syrie vers le Liban. De plus, les élèves palestiniens qui ont achevé leurs études scolaires ont peu de chances de pouvoir s’inscrire dans les universités libanaises, alors que l’accès des universités syriennes était gratuit pour eux et facile avant la guerre.
Les élèves du niveau du Brevet, qui ont suivi le programme libanais ont affronté des difficultés liées à la légalisation de leur situation au Liban sur le plan du permis de séjour et des taxes qu’ils doivent payer pour l’obtenir, ainsi qu’au niveau de l’exigence de la certification de leurs diplômes syriens pour pouvoir présenter des examens officiels au Liban. De même, les élèves palestiniens qui ont suivi le programme syrien et ont souhaité présenter les examens en Syrie ont dû surmonter les difficultés liées à la légalisation de leur situation au Liban et à l’assurance de pouvoir retourner dans ce pays.
Il faut encore signaler le phénomène de l’absentéisme chez les élèves palestiniens réfugiés au Liban, les difficiles conditions de vie ayant poussé un grand nombre d’entre eux à chercher du travail dans des conditions injustes, comme c’est en général le cas pour le travail des enfants au Liban.
Une étude globale de la réalité de l’enseignement pour les Palestiniens venus de Syrie montrera au cours des prochaines années la dégradation du niveau d’éducation et la terrible réalité de ce secteur.
En plus des problèmes de sécurité auxquels doivent faire face les déplacés palestiniens venus de Syrie, surtout les jeunes pour des raisons liées aux exigences du séjour légal, qui peuvent aller jusqu’à la détention, et l’interdiction d’entrer sur le territoire libanais, les résidents des camps ont subi les incidents sécuritaires routiniers, comme les affrontements entre les factions rivales (les combats à Aïn el-Héloué en août 2015). Ces incidents, ainsi que la misère ont permis à certaines organisations de faire du chantage aux jeunes pour qu’ils s’enrôlent dans leurs rangs. Des cas de remise de certains jeunes palestiniens aux autorités libanaises ont été enregistrés dans le cadre de la coopération sécuritaire libano-palestinienne.
A tous ces éléments, il faut ajouter l’augmentation de l’émigration illégale à travers les ports libanais (Tripoli et certains ports du Sud) en direction de Chypre et de la Turquie. Des cas d’arrestation de familles voulant émigrer par les autorités sécuritaires libanaises ont été enregistrés. L’émigration des hommes et des jeunes garçons a augmenté le nombre de familles de déplacés dont la survie repose sur le travail des femmes (l’épouse ou les sœurs). Dans le seul camp de Aïn el-Héloué, 253 familles nourries par les femmes ont été répertoriées jusqu’à la fin de 2015. 270 autres familles dans les camps de Beyrouth se trouvent dans cette situation, selon le rapport annuel du « Groupe de travail pour les Palestiniens de Syrie », pour l’année 2016. Cette réalité nouvelle a imposé aux femmes de lourdes charges économiques, sociales et psychologiques. Sur un autre plan, l’émigration des hommes a contribué à la destruction de la cellule familiale. Ce qui ne peut qu’entraîner de nouveaux problèmes sociaux dus à l’effondrement de l’échelle des valeurs traditionnelles adoptée en temps normal. C’est d’ailleurs un phénomène courant dans les milieux des réfugiés et des déplacés, quels que soient les lieux ou les époques.
En conclusion, nous pouvons dire que les Palestiniens de Syrie ont subi, comme les autres couches sociales, les conséquences destructrices de la guerre sur leur tissu social, leur vie quotidienne et leur bien-être. Comme les Syriens, ils ont été contraints à l’exode dans leur souci de chercher des lieux plus sûrs, même relativement, en territoire syrien, ou dans les pays voisins de la Syrie, en particulier au Liban. D’autres ont préféré tenter l’aventure vers d’autres havres de paix, s’embarquant avec leurs familles, à bord des « bateaux de la mort » dans l’espoir de mener une vie plus décente et de se trouver un avenir. Certains y sont parvenus mais combien d’autres ont été avalés par les vagues d’une mer hostile…