Personne n’oubliera ses pas dans ces rues et ruelles. Malheureusement, ce pays qui occupe solidement une partie de notre cœur ne constituera qu’une courte étape, et nous ne le quitterons malgré nous.
La ville, qui n’est pas restée uniquement un simple lieu géographique voisin, a permis de fuir vers elle, échappant à un cercle de la mort devenu de plus en plus étroit et cela malgré ce qu’elle a vécu au cours de la moitié du siècle dernier. Elle demeure belle, comme le regard d’un enfant qui ne voit qu’une grande montagne verte et une mer qui peut balayer toute la solitude couronnée par les murs multicolores des rues de Beyrouth, incapable de faire du mal à quiconque.
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Je suis véritablement nostalgique de Damas, avec ses vieux murs qui s’érodent, comme nous nous érodons loin d’elle. J’ai vraiment la nostalgie de Damas, comme j’ai la nostalgie de Beyrouth, alors que je vis en son sein. Ici, si tu imagines un peu, pendant que tu es assis dans un de ses cafés, les lumières de ses rues s’éloignent de toi quand tu la regardes pour une dernière fois, assis dans un avion, tout te sembleras très laid. « Seuls resteront » ceux qui ont aimé véritablement Beyrouth. J’ai marché dans toutes ses rues et j’ai connu véritablement cette ville que l’on compare à une femme ivre et dont tout le monde parle. Ce même amour de Damas, se trouve ici, à chaque endroit.
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Si je pouvais revenir un peu en arrière, juste à ces quelques heures que j’ai passées à la frontière avant d’arriver ici. Pas pour grand-chose. Je veux juste découvrir la ville à nouveau. Je me rappelle de la première fois quand j’ai marché dans l’une de ses rues bondées de personnes âgées. Ils avaient raison de se moquer de mon pantalon déchiré et un peu sale. « Le Liban sera reconstruit » malgré tout. A travers mon pantalon déchiré, à travers les complets vestons et les bureaux, à travers tout sauf à travers ces treillis de camouflage, qui ne font rien que créer une plaie à laquelle personne ne s’habituera.
Si je pouvais revenir en arrière et marcher pour la première fois dans une rue adjacente à ce qui reste du bleu de la mer. C’est cette même mer qui avale gloutonnement ceux qui portent des gilets de sauvetage et qui tentent de fuir. Sa belle couleur bleue ne ressemble à rien, sauf aux fenêtres de Beyrouth toujours ouvertes. Ici, de chaque fenêtre se dégage une mélodie différente des tambours qui grondent au quotidien à Damas et que Damas est obligée d’entendre, tout comme Beyrouth qui a été obligée par le passé d’entendre ces mêmes sons. Beyrouth les a transformés en voix qui chantent pour réprimer la violence destructrice qui se cache dans chaque être humain.
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Tous les jours, des artistes, qu’ils soient musiciens, peintres, cinéastes ou metteurs en scène, sortent et tentent de se débarrasser à travers leurs œuvres de ce que la guerre a laissé de noir dans leur âme. Ils essaient de couvrir la fumée par les couleurs de la liberté qui lutte pour sortir et révéler cinquante ans d'injustice. La première étape de cette révélation était Beyrouth, qui leur a ouvert ses galeries et ses théâtres. Ces artistes n’avaient qu’à faire ce qu’ils savaient faire. Elle leur a donné une opportunité à la place d’un cercueil à Damas. Ils ont survécu et ont réussi en faisant échec au fait de devenir les héros personnifiés de leurs propres œuvres. Ils ont tout transformé en vidant, l’espace de quelques secondes, de longues années d’oppression. Ils ont été obligés de quitter Damas, Beyrouth les a accueillis en leur ouvrant ses bras.
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Nous sommes tous au Liban sur les rives d’un rêve, tentant de donner plus de poids à notre présence pour devenir plus aptes à le réaliser. Nous prenons tous les bateaux qui quittent au quotidien tous les vieux ports pour ramasser ce qui reste des rêves de ceux qui ont fui en prenant la mer pour ne plus jamais atteindre une terre ferme plus sûre. Ils sont restés là bas, au milieu de détails qu’ils ont décidé d’emporter avec eux en quittant leurs villes, leurs villages et leurs quartiers. Ces endroits attendent le retour de tous. Nous sommes là, sur la rive d’une nostalgie assassinée il y a peu. Et nous essayons de compenser avec l’amour que nous portons pour Beyrouth.
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Ceux qui ont quitté Beyrouth me demandent toujours pourquoi j’y suis resté, malgré le fait que ne respecte plus les conditions de mon séjour. Je ne leur ai jamais répondu. Je change toujours de sujet. Je raconte n’importe quoi, leur parlant par exemple de la table vide devant moi. Je ne dirai pas à celui qui me pose la question que j’ai découvert un nouveau café à Beyrouth qui ressemble à un café de Damas. Il est impossible d’apprendre à quelqu’un l’amour ou l’attachement qu’on porte à quelque chose.