La première fois, je m’en étonnai comme s’étonne un touriste qui visite un pays pour la première fois. C’était après avoir obtenu mon permis de séjour au Liban. J’étais à Damas comme quelqu’un qui collectionne les photos et dévisage les gens… Qui peuvent-ils être ? À quoi pensent-ils ? Comment vivent-ils ?
Beyrouth avait été pour moi l’unique voie de sortie de l’enfer syrien. À mes yeux, une ville d’Europe de l’Est égarée dans de sombres capitales arabes. Mon intuition en accentuait les marques distinctives, et d’abord le calme et la sécurité, silence des balles et du canon… et une vie nocturne étourdissante.
Pourtant, pour un Syrien débarqué récemment à Beyrouth, ce n’était ni le sentiment de sécurité né de la conscience qu’on ne mourra pas sous les balles et les bombes, ni le plaisir de marcher sur le trottoir d’une ville sûre qui faisait le plus de différences. Ces choses-là étaient un peu acquises dans la Syrie d’avant. Ce qui l’était moins, c’est de voir un monde qui, même pas pour un temps très court, semblait ignorer ce que peut être une guerre civile ou mondiale comme celle qui ravageait la Syrie. J’en dévisageais les habitants comme une espèce humaine singulière ; en fait, je me croyais moi-même venu d’un autre monde. Je me taisais beaucoup et multipliais les sourires, « mon passeport de rechange ».
Ce fut ce même sentiment qui me prit à mon premier retour en Syrie, en dépit de la brièveté de mon premier séjour (15 jours) au Liban. Il ne me fallut pas beaucoup pour que je me sente, en Syrie, au milieu d’une faune humaine compliquée, des regards obliques méfiants, des yeux qui questionnent, malgré l’adresse des gens à s’inventer des moments heureux aux occasions ou dans les restaurants, sans pour autant pouvoir s’en masquer le cachet artificiel et irréel dans ce pays de la mort par excellence.
Même comme ça, me disais-je, ces instantanés de vie doivent cacher des détails, des visages, des secrets. Ce sont après tout des êtres de chair et de sang. J’avais envie d’en approcher certains dans la rue, d’épier leurs conversations, d’entendre le timbre de leur voix. J’avais envie d’approcher leurs vies avec ma conscience de touriste.
Flash-back. Beyrouth. Au départ de la station Charles Hélou, négligée, pauvre et mal desservie par des chauffeurs avides et énervés par de longues attentes (jusqu’à 24 et même 48 heures), livrés aux caprices des crieurs du trajet Beyrouth-Damas qui leurs fixaient leur tour. Aux gérants de la station, les chauffeurs devaient régler 20 000 LL pour les deux ou trois passagers. En conséquence, le client était exploité sans état d’âme, sachant qu’il s’agissait de passagers occasionnels qu’on ne reverra plus. Et parfois, des sommes supplémentaires étaient sollicitées par les chauffeurs, pour payer tel ou tel intermédiaire ou hâter le tamponnage des papiers à la frontière.
De la nuée de chauffeurs se bousculant pour me happer, celui que je choisis m’explique qu’avant 2011, le tarif était « acceptable », et que la station routière grouillait de passagers syriens, libanais et de toutes nationalités se rendant ou venant de Damas, mais qu’après l’éclatement de la guerre, ce volume s’était réduit de 80 %, se limitant à des Syriens et à quelques Libanais. Ces derniers se rendaient quasi hebdomadairement à Damas pour s’y approvisionner en marchandises de meilleure qualité et à des prix moins élevés qu’au Liban, privilégiant souk el-Hamidiyé, me raconte une amie libanaise : « La station évoque toujours pour moi le parfum du thym et du savon au laurier dégagée par les voitures, à leur retour de Damas », dit-elle. À cela s’ajoutait les visites de nature religieuse à des mausolées, mosquées et églises de Damas, comme ceux de Sitt Zeïnab, Sitt Rkiyya et la mosquée des Omeyyades.
Avec moi, nous étions quatre passagers au départ, une autre femme et deux jeunes hommes, dont un artiste rentrant au pays après une absence de cinq ans pour échapper au service militaire. Il avait loué un atelier à Beyrouth et avait amassé quelque 8 000 dollars (soit la moyenne du traitement d’un fonctionnaire syrien pendant 16 ans !), histoire de régler le montant d’une exemption. Il rentrait pour voir ses parents. L’autre dame revenait à Damas pour y trouver femme à son fils de vingt ans. « Je veux le voir marié, m’avait-elle expliqué quand je m’étonnais qu’elle si prenne si tôt. Je ne suis pas tranquille, Beyrouth affole les jeunes et les perd ».
Le quatrième passager n’a pas ouvert la bouche de tout le trajet. Sans doute un ouvrier syrien comme il y a des milliers.
À la frontière libanaise, longue file de voitures et, pour tamponner les papiers de sortie, comme d’habitude, seulement deux guichets ouverts sur les dix de la rangée. Pourtant, cette cohue n’était rien en comparaison de celle des voitures se rendant au Liban. Partout, des échoppes de changeurs, des fourgonnettes transformées en débit de café et une volée d’intermédiaires à tout faire. On y butait aussi sur des malheureux contraints de payer une amende de 200 dollars pour avoir dépassé la durée de séjour autorisée, et dont les papiers seront tamponnés à l’encre rouge avec la mention « Interdit de voyage ».
Entre les postes frontières libanais et syrien, soudain, l’anxiété se dessine sur le visage du jeune artiste. La peur, sans doute, que ses papiers ne soient pas tout à fait en règle, où que les règles d’exemptions aient changées, et qu’il ne soit forcé à rejoindre une caserne. Peur et perplexité sont perceptibles dans la voiture, dans l’attente du chauffeur parti pour le contrôle des papiers d’identité. Un grand « ouf » de soulagement se devine, à son retour. Et voilà que la voiture redémarre, et que nous nous éloignons de la frontière vers la plaine, puis la descente de Cassioun vers Damas… Une descente emblématique de cet amour du vieux Damas qui nous submerge à nouveau, d’une ville qui s’endort tranquille dans la chaleur aimante de toutes ses victimes.
Qui ne vit pas dans une ville en temps de guerre ne la connaît pas vraiment… Les lieux n’y sont plus les mêmes. Il faut à nouveau laisser le pain, la pierre et la violette y fraterniser dans un noble silence. Mais voilà que des murs de ciment barrent le paysage, voilà des canons de fusils d’assaut et des visages qui traversent rapidement votre champ de vision, voilà que se mêlent au présent les souvenirs d’un passé enfui, des palais abritant des beautés fatales, mais voilà des gens heureux, voilà des soldats portant leur AK-7 russes aux croisements, voilà les banderoles à la gloire des martyrs bariolant les rues.
Le lendemain, visite au vieux souk d’el-Bazouriyé et achat pour mon amie de savon parfumé au laurier et du thym, histoire de ramener à Beyrouth les senteurs de sa sœur, Damas. Car les villes aussi ont une mémoire et des sentiments. Mais, pensais-je, Damas aussi est chargée des senteurs de fleurs d’oranger et de citronniers du vieux Beyrouth… embruns venu de la mer et chants des portefaix s’élevant d’un lointain passé, infiniment plus lointain que l’odeur de la poudre, des balles et des monceaux d’ordures.