Le concept en soi n’est pas récent, mais n’a été utilisé qu’à partir des années 1900 dans le cadre d’une politique de contrôle de délinquance juvénile.(1)
Bien que ces mesures puissent s’avérer efficaces du point de vue criminologique, il n’en demeure qu’elles soulèvent de sérieuses inquiétudes quant aux droits fondamentaux. La liberté de circulation et d’association se heurtent à l’ordre public, plus spécialement à la sûreté et la sécurité publiques. Au Liban, la gestion de la circulation et la protection de la sûreté et la sécurité publiques entrent dans le champ de compétence des autorités locales en vertu de l’article 74 de la loi Municipale numéro 118 en date du 30 Juin 1977. Dans un contexte de crise syrienne et de conflit armé en Syrie laquelle partage de larges frontières avec le Liban ainsi que des attaques terroristes perpétrées sur le territoire libanais, la sécurité et l’ordre public sont érigés au rang prioritaire pour les autorités locales et les forces de l’ordre, surtout à l’issue des évènements de l’été 2014. Les prérogatives des municipalités au regard de la gestion des conséquences de la crise syrienne dans le champ de leur compétence territoriale sont élargies par le Ministre de l’Intérieur. Des couvre-feux systématiques sont imposés par les municipalités tout au long du territoire libanais en tant que mesure préventive, contrairement aux habitudes, sachant que les couvre-feux sont des mesures exceptionnelles, en général prises en réponse à une menace sécuritaire, réelle ou potentielle. Avec l’augmentation du nombre des réfugiés au Liban, excédant parfois le nombre des citoyens libanais dans certaines zones, surtout les villages, ces mesures sont imposées par les municipalités suite à des atteintes aux personnes ou aux biens, des harcèlements physiques ou verbaux, selon une municipalité au Sud-Liban par exemple; en d’autres termes, en guise de réponse à une perturbation de l’ordre public et en prévention de futures perturbations, ce qui explique leur récurrence dans les régions frontalières plus influencées par le conflit syrien et exposées à des activités irrégulières à la frontière, telle que la Bekaa. Par conséquent, dans le cadre de leur compétence territoriale, les municipalités utilisent les couvre-feux comme un moyen de maintien de la paix et la tranquillité publiques et/ou d’en empêcher les atteintes. Ils sont également utilisés comme un moyen de contrôle démographique. De plus, certaines municipalités déclarent clairement avoir pris ces mesures afin de prévenir la mise en place de mesures d’autoprotection par des citoyens libanais et d’exacerbation des tensions entre les syriens et les communautés locales. Les couvre-feux sont alors justifiés par les autorités municipales dans le sens où ils leur permettent de protéger la population locale et de maintenir l’ordre public.
Afin d’analyser la situation des couvre-feux imposés aux refugiés syriens, il serait pertinent d’examiner les conditions de leur mise ne place en vertu de la législation libanaise. Les pratiques locales démontrent que les couvre-feux sont en règle générale imposés le soir à partir de 19h00, 20h00 et 21h00 jusqu’à l’aube, souvent aux alentours de 6h00. Dans plusieurs zones, ils sont fonction du genre des destinataires et ciblent uniquement les hommes. Ainsi, dans certaines régions, la circulation et le rassemblement des femmes sont-ils autorisés la nuit alors que ceux des hommes sont strictement interdits, même le jour, puisque les femmes ne sont pas perçues comme une menace sécuritaire ou ayant tendance à s’impliquer dans des activités illégales. Concernant les sanctions, les municipalités appliquent la méthode de riposte graduée. Ceux qui violent les couvre-feux font souvent l’objet d’un avertissement s’il s’agit d’une première infraction et sont arrêtés en cas de récidive. Aussi, dans plusieurs zones, existe-t-il des exceptions à l’interdiction de circuler telles que les urgences médicales. Ceci dit, le recours à de telles prérogatives par les autorités locales doit être examiné au regard du respect des droits et libertés fondamentaux. En effet, la mise en place de couvre-feux soulève plusieurs questions relatives aux droits de l’homme : atteintes aux libertés publiques, plus spécialement la liberté de circulation et la détention arbitraire, puisque les contrevenants sont susceptibles d’être arrêtés par les autorités locales. Les articles 8, 9 et 13 de la Constitution libanaise protègent la liberté de circulation, de conscience et d’association. Cela dit, l’exercice de ces libertés est restreint par la loi et l’ordre public. L’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme consacre quant à lui le droit à la liberté de circulation et au choix de résidence sur le territoire d’un Etat donné. De ce fait, la mise en place de couvre-feux relève d’une pratique qui porte atteinte aux libertés individuelles garanties par les textes nationaux et internationaux. Par conséquent, la privation de liberté est l’exception et doit faire l’objet d’un stricte control. La jurisprudence libanaise va dans le sens de cette interprétation des droits constitutionnels(2) qui doivent être garantis. Le contrôle judiciaire s’exerce sur les conséquences des actes municipaux puisque le juge judiciaire est le « gardien des libertés individuelles ». Toute atteinte illicite à un tel droit ferait l’objet du contrôle judiciaire sous les conditions cumulatives suivantes : action matérielle entreprise par l’administration, atteinte à un droit à la propriété ou à une liberté individuelle et violation excessive qui entache l’action de l’administration. Se soulève alors la question de la durée de détention, la nécessité d’un contrôle administratif ou la possibilité d’un contrôle judiciaire en pratique, ainsi que la nécessité de claires instructions limitant le pouvoir discrétionnaire des autorités locales aux stricts besoins sécuritaires liés aux spécificités territoriales. En cas d’abus, l’administration doit se voir sa responsabilité engagée. En tant que mesures préventives, les couvre-feux sont proportionnels à la perception de la menace dans une zone donnée. Ceci explique d’ailleurs la divergence d’application soulevée entre les zones rurales et les zones urbaines telle que Beyrouth par exemple. Les petits villages étant géographiquement plus faciles à contrôler, la plupart des couvre-feux sont instaurés dans les zones rurales où ils sont plus efficaces et leur stricte exécution est plus facile à réaliser que dans la capitale. Aussi, les couvre-feux sont-ils moins observés dans certains quartiers comme Achrafieh et Hamra où les forces de l’ordre tendent à être plus permissives que dans les régions rurales. Ce fait crée une situation discriminatoire entre les réfugiés basée sur leur situation socio-économique. L’interaction directe avec les réfugiés syriens dans la vallée de la Bekaa a permis d’avoir un retour sincère de leur part concernant les couvre-feux. Bien que la plupart des personnes interrogées soient anonymes sur la nature restrictive de ces mesures notamment en cas d’urgence la nuit ou pour les visites familiales, le traditionnel « sahar », la plupart déclarent comprendre les raisons sécuritaires motivant ces mesures. Cela dit, ils auraient espéré la mise en place d’autres mesures par les autorités afin de préserver la sûreté publique qui ne pénaliseraient pas toute une communauté. Les réfugiés ont également exprimé un sentiment de discrimination à leur égard puisque les couvre-feux s’imposent uniquement aux Syriens à l’exclusion des autres nationalités. La discrimination est également clairement exprimée dans les textes constitutionnels susmentionnés relatifs à la protection des libertés puisqu’ils situent sous le « Chapitre 2 Des libanais, de leurs droits et de leurs devoirs». En d’autres termes, ces textes excluent clairement les non-libanais, qu’ils soient refugiés ou pas. Ceux-ci devront alors recourir à la protection des instruments internationaux concernant les violations de ces droits.
Conclusion
Distinction entre syriens éduqués et moins éduqués par l’administration libanaise. Alors que maints citoyens syriens relevant d’un certain statut social perçoivent ce traitement comme un acte positif de la part des autorités libanaises à leur égard reconnaissant leur statut socio-culturel, il n’en demeure que les personnes n’appartenant pas à la même catégorie sociale devraient être traitées avec le même égard.
(1) Crime and punishment. A history of the criminal justice system, Second Edition, Mitehel P. Roth, p 31.
(2) Juge des référés de Beyrouth, décision du 20 juin 2014, (Adel, 2e Partie, 2015, p. 1049).