« La bandora restera la bandora »

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Posté sur juin 01 2016 9 minutes de lecture
Je travaillais auprès d’un centre d’études et de statistiques dans le cadre d’un projet de sondage autour d’un certain nombre de denrées alimentaires.

Ma mission consistait à visiter des magasins et des établissements de commerce pour leur poser une série de questions au sujet de certains produits quils vendaient.

Le point de départ a été Bécharré, « la région la plus dangereuse pour un Palestinien », à en croire un de mes amis. Il ma conseillé de ne pas my rendre, étant donné quelle fait partie des régions interdites aux Palestiniens. Selon lui, ceux-ci ne sont pas les bienvenus. A l’époque, le responsable du sondage avait même exprimé le souhait que je contrôle quelque peu mon accent palestinien et que jessaie de parler avec laccent libanais, afin de ne pas être importuné, voire agressé. Mais honnêtement, je ne pouvais pas me départir de mon accent.

Le lendemain, je me suis donc dirigé en compagnie dun ami vers Bécharré, afin de commencer ma mission. Ce dernier venait de terminer ses examens et avait voulu se joindre à moi pour se changer les idées.

En cours de route, il sest mis à me faire part de ses appréhensions que je ne comprenais vraiment pas bien. Il formulait des phrases truffées dexpressions telles que « il y a entre nous  de véritables vendettas », « ils nous détestent », « que Dieu nous vienne en aide »….

Notre tournée a commencé et je me suis mis à remplir les questionnaires lun après lautre. Sauf qu’à chaque fois que je marrêtais pour un sondage, mon ami refusait de descendre de voiture. Son refus de broncher m’étonnait, mais jai poursuivi ma mission sans me soucier sil voulait ou non se dégourdir les jambes. Le contact avec les habitants de la région était réellement agréable. Certains nous invitaient même à prendre le café. Jen ai tellement bu ce jour-là que jai limpression den avoir stocké pour les semaines à venir. Pendant tout ce temps, mon ami était resté stoïquement en voiture, en dépit de la chaleur insupportable ce jour-là.

Sur le chemin du retour, je lui ai de nouveau demandé de descendre de voiture mais pour acheter un paquet de cigarettes. Il a de nouveau refusé en me lançant sur un ton nerveux : « Je ne connais pas leur langage ». Etonné par ce commentaire, jai tout de suite répondu : « Idiot, ce sont des Arabes comme toi. Ils sexpriment exactement comme toi, en arabe ». Il a quand même refusé de descendre de voiture.

Comme jai été obligé daller moi-même chercher le paquet de cigarettes, jen ai profité pour remplir un questionnaire supplémentaire. Après avoir pris mon paquet, jai demandé à la dame qui me lavait vendu si elle souhaitait prendre part au sondage. Elle a répondu par laffirmative et jai commencé à poser les questions lune après lautre. En arrivant à celle qui se rapporte au concentré de tomates, jai décidé de my référer en anglais « Tomato paste » pour éviter demployer le mot tomate en arabe, que les Palestiniens prononcent différemment des Libanais. Les premiers disent « bandora » alors que les seconds prononcent « banadoura ». Jai donc posé ma question et la dame ma répondu : « Vous voulez dire bandora ? », dans le plus pur accent palestinien

A ce moment-là, jai réalisé qu’à Bécharré, la tomate peut être aussi palestinienne ou désigner un Palestinien. Elle sest manifestée ce jour-là à travers une vieille dame palestinienne qui avait fondé sa famille dans la région

 

« Plus de pain quotidien ? »

« Ton sort est inconnu », ma-t-on dit une fois à loccasion dune proposition de mariage et de voyage.

Jai répondu : « Bien sûr que non ».

Mon sort, je ne le connais que trop bien : je vais retourner en Syrie. Point à la ligne.

Je crois que cest au Liban que jai vécu les étapes les plus importantes de ma vie au cours desquelles ma personnalité sest affermie.

Javais 14 ans quand jai quitté Homs pour Tripoli. Dans limpossibilité de trouver une école qui enseigne officiellement le programme syrien, jai dû minscrire dans un établissement scolaire qui n’était pas homologué par le ministère syrien de l’Éducation. Pour présenter le bac, jai dû me rendre en Syrie.

Une fois mon diplôme en mains, jai voulu minscrire à la faculté dinformation mais jai vite découvert que je ne pouvais pas couvrir les frais de cette spécialisation. J’étais dans lobligation de trouver du travail.

Après plusieurs tentatives soutenues pour trouver un emploi susceptible de me permettre de couvrir les frais de mes études universitaires, jai fini par me faire embaucher comme directrice de salle de vente dans un centre commercial. Lexpérience était belle sans être dénuée de quelques embêtements. Je ne peux pas oublier le jour où le directeur ma demandé dessayer de mexprimer avec laccent libanais, pour éviter d’être ennuyée. Je me rappelle quil était lui-même embarrassé par cette demande et quil narrêtait pas de se justifier et de sexcuser lorsque je lui ai fait part de mon mécontentement. Il avait cependant quelque peu raison. Jai souvent eu affaire à certains clients qui ne cachaient pas leur agacement. Je les entendais maugréer : « Il ny plus de Libanais pour quils embauchent des Syriens ? »

Honnêtement, je suis un peu reconnaissante à ces personnes qui ont été mes principales sources de motivation et qui mont ainsi permis de faire face à la situation dans laquelle je me trouve et dessayer de mintégrer dans nimporte quelle société au sein de laquelle je me trouve. Le problème principal est que les Libanais ont peut-être cru que la crise syrienne nallait pas durer longtemps ce qui fait quils étaient plus accueillants au début. Sauf que cette crise na cessé de saggraver et quelle a fini par peser sur tous.

Mon insistance à mintégrer et à me fondre dans la société a favorisé plusieurs opportunités. Elle a en outre développé en moi lesprit dinitiative. Avec un groupe damis, nous avons fondé une équipe que nous avons appelées « Empreintes colorées », à travers laquelle nous avons voulu montrer que nous acceptons la coopération et croyons en elle. Cette activité et mon implication dans ce genre dinitiatives ont tout naturellement influé sur le choix de ma carrière. Jai décidé de minscrire à la faculté de sciences sociales de lUniversité libanaise. Là, c’était la catastrophe. Si mon allure na pas permis de deviner ma nationalité syrienne, inspirant à certains ce fameux commentaire « on ne dirait pas », cest mon accent qui la trahie.

« Bienvenue à lUniversité libanaise ». Prendre un taxi-service pour my rendre a été chaque jour une aventure. Je devinais parfois lagacement du chauffeur et je pouvais comprendre quil soit de mauvaise humeur ce jour-là et que les Syriens puissent être un prétexte lui permettant à lui et à dautres, de se défouler. Faute dune radio diffusant des chansons, javais droit à un refrain du genre : « Les Syriens ont pris tous les emplois, l’électricité et leau. Ils nous ont dépossédé de notre pain quotidien ».

Je laissais par moments les sentiments de déception et damertume menvahir. Il marrivait aussi de rester indifférente à ces commentaires et parfois je m’éclatais en répondant, un large sourire aux lèvres : «Cest donc nous qui avons pris tout votre pain ? », avant de partir dun éclat de rire. Je nai pas dautre choix. Je dois aller de lavant… ».

 « Jai eu ma dose… »

Pour pouvoir vivre au Liban, il faut comprendre le pays et ses problèmes. Nombreux sont ceux qui se sont laissés méprendre sur ma personnalité. J’étais tantôt Syrien, tantôt Saoudien, voire originaire du Golfe. Très peu ont visé juste et su que j’étais Irakien.

Ici, les questions que les gens posent sont pénétrantes. Elles vous transpercent. Elles sont quelque peu surnaturelles. Une seule question peut vous valoir une liste de préjugés appelés à durer longtemps. Je conseille donc des réponses précises, claires et succinctes.

Pour le moment, je cohabite avec trois camarades : deux Syriens et un Irakien. Nos amis nous ont affublé du surnom de « têtes légères », ce qui est bon en soi, du moment que nous nous soucions peu des questions surnaturelles qui traversent de part en part.

Nous allons souvent assister à des matches de football dans des cafés à Tripoli. Nous nous sommes habitués, mon ami et moi, à subir linterrogatoire des serveurs. « Vous venez doù ? », une question qui est souvent posée à la suite de la bataille autour des noms attribués au citron et à lorange. Dans le dialecte libanais, le nom arabe du citron (laymoun) est donné à lorange qui devrait pourtant être désignée par son propre non (bourtoukal). Je ne sais pas qui a persuadé les Libanais dopter pour cette terminologie. Cest inacceptable. Un citron est un citron et une orange est une orange. Elle ne peut pas porter le nom dun citron. Il nest pas question que je fasse des concessions à ce niveau. Cest la langue !

– « Vous venez doù les amis ? ».

– « DIrak »…

La conversation est lancée, interminable. Mon interlocuteur me parle de tout ce quil sait à propos de lIrak. Il évoque lancien président Saddam Hussein, et la situation qui prévalait dans le pays sous son régime, puis se désole à cause de la conjoncture actuelle, avant darriver à Kazem el-Saher et à ses derniers tubes.

Tous ces facteurs mont poussé à étudier la science de linformation au Liban, afin de propulser de nouveau le dossier irakien sur le devant de la scène, parce que, en toute franchise et pour reprendre le dicton libanais « jen ai eu ma dose du laymoun * et par laymoun jentends évidemment citron

* Dicton libanais qui désigne lexaspération et qui signifie littéralement « lacidité ma donné mal au cœur ». Se dit par une personne qui est sursaturée de quelque chose et qui doit subir de nouvelles contrariétés.

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