Ma mission consistait à visiter des magasins et des établissements de commerce pour leur poser une série de questions au sujet de certains produits qu’ils vendaient.
Le point de départ a été Bécharré, « la région la plus dangereuse pour un Palestinien », à en croire un de mes amis. Il m’a conseillé de ne pas m’y rendre, étant donné qu’elle fait partie des régions interdites aux Palestiniens. Selon lui, ceux-ci ne sont pas les bienvenus. A l’époque, le responsable du sondage avait même exprimé le souhait que je contrôle quelque peu mon accent palestinien et que j’essaie de parler avec l’accent libanais, afin de ne pas être importuné, voire agressé. Mais honnêtement, je ne pouvais pas me départir de mon accent.
Le lendemain, je me suis donc dirigé en compagnie d’un ami vers Bécharré, afin de commencer ma mission. Ce dernier venait de terminer ses examens et avait voulu se joindre à moi pour se changer les idées.
En cours de route, il s’est mis à me faire part de ses appréhensions que je ne comprenais vraiment pas bien. Il formulait des phrases truffées d’expressions telles que « il y a entre nous de véritables vendettas », « ils nous détestent », « que Dieu nous vienne en aide »….
Notre tournée a commencé et je me suis mis à remplir les questionnaires l’un après l’autre. Sauf qu’à chaque fois que je m’arrêtais pour un sondage, mon ami refusait de descendre de voiture. Son refus de broncher m’étonnait, mais j’ai poursuivi ma mission sans me soucier s’il voulait ou non se dégourdir les jambes. Le contact avec les habitants de la région était réellement agréable. Certains nous invitaient même à prendre le café. J’en ai tellement bu ce jour-là que j’ai l’impression d’en avoir stocké pour les semaines à venir. Pendant tout ce temps, mon ami était resté stoïquement en voiture, en dépit de la chaleur insupportable ce jour-là.
Sur le chemin du retour, je lui ai de nouveau demandé de descendre de voiture mais pour acheter un paquet de cigarettes. Il a de nouveau refusé en me lançant sur un ton nerveux : « Je ne connais pas leur langage ». Etonné par ce commentaire, j’ai tout de suite répondu : « Idiot, ce sont des Arabes comme toi. Ils s’expriment exactement comme toi, en arabe ». Il a quand même refusé de descendre de voiture.
Comme j’ai été obligé d’aller moi-même chercher le paquet de cigarettes, j’en ai profité pour remplir un questionnaire supplémentaire. Après avoir pris mon paquet, j’ai demandé à la dame qui me l’avait vendu si elle souhaitait prendre part au sondage. Elle a répondu par l’affirmative et j’ai commencé à poser les questions l’une après l’autre. En arrivant à celle qui se rapporte au concentré de tomates, j’ai décidé de m’y référer en anglais « Tomato paste » pour éviter d’employer le mot tomate en arabe, que les Palestiniens prononcent différemment des Libanais. Les premiers disent « bandora » alors que les seconds prononcent « banadoura ». J’ai donc posé ma question et la dame m’a répondu : « Vous voulez dire bandora ? », dans le plus pur accent palestinien…
A ce moment-là, j’ai réalisé qu’à Bécharré, la tomate peut être aussi palestinienne ou désigner un Palestinien. Elle s’est manifestée ce jour-là à travers une vieille dame palestinienne qui avait fondé sa famille dans la région…
« Plus de pain quotidien ? »
« Ton sort est inconnu », m’a-t-on dit une fois à l’occasion d’une proposition de mariage et de voyage.
J’ai répondu : « Bien sûr que non ».
Mon sort, je ne le connais que trop bien : je vais retourner en Syrie. Point à la ligne.
Je crois que c’est au Liban que j’ai vécu les étapes les plus importantes de ma vie au cours desquelles ma personnalité s’est affermie.
J’avais 14 ans quand j’ai quitté Homs pour Tripoli. Dans l’impossibilité de trouver une école qui enseigne officiellement le programme syrien, j’ai dû m’inscrire dans un établissement scolaire qui n’était pas homologué par le ministère syrien de l’Éducation. Pour présenter le bac, j’ai dû me rendre en Syrie.
Une fois mon diplôme en mains, j’ai voulu m’inscrire à la faculté d’information mais j’ai vite découvert que je ne pouvais pas couvrir les frais de cette spécialisation. J’étais dans l’obligation de trouver du travail.
Après plusieurs tentatives soutenues pour trouver un emploi susceptible de me permettre de couvrir les frais de mes études universitaires, j’ai fini par me faire embaucher comme directrice de salle de vente dans un centre commercial. L’expérience était belle sans être dénuée de quelques embêtements. Je ne peux pas oublier le jour où le directeur m’a demandé d’essayer de m’exprimer avec l’accent libanais, pour éviter d’être ennuyée. Je me rappelle qu’il était lui-même embarrassé par cette demande et qu’il n’arrêtait pas de se justifier et de s’excuser lorsque je lui ai fait part de mon mécontentement. Il avait cependant quelque peu raison. J’ai souvent eu affaire à certains clients qui ne cachaient pas leur agacement. Je les entendais maugréer : « Il n’y plus de Libanais pour qu’ils embauchent des Syriens ? »
Honnêtement, je suis un peu reconnaissante à ces personnes qui ont été mes principales sources de motivation et qui m’ont ainsi permis de faire face à la situation dans laquelle je me trouve et d’essayer de m’intégrer dans n’importe quelle société au sein de laquelle je me trouve. Le problème principal est que les Libanais ont peut-être cru que la crise syrienne n’allait pas durer longtemps ce qui fait qu’ils étaient plus accueillants au début. Sauf que cette crise n’a cessé de s’aggraver et qu’elle a fini par peser sur tous.
Mon insistance à m’intégrer et à me fondre dans la société a favorisé plusieurs opportunités. Elle a en outre développé en moi l’esprit d’initiative. Avec un groupe d’amis, nous avons fondé une équipe que nous avons appelées « Empreintes colorées », à travers laquelle nous avons voulu montrer que nous acceptons la coopération et croyons en elle. Cette activité et mon implication dans ce genre d’initiatives ont tout naturellement influé sur le choix de ma carrière. J’ai décidé de m’inscrire à la faculté de sciences sociales de l’Université libanaise. Là, c’était la catastrophe. Si mon allure n’a pas permis de deviner ma nationalité syrienne, inspirant à certains ce fameux commentaire « on ne dirait pas », c’est mon accent qui l’a trahie.
« Bienvenue à l’Université libanaise ». Prendre un taxi-service pour m’y rendre a été chaque jour une aventure. Je devinais parfois l’agacement du chauffeur et je pouvais comprendre qu’il soit de mauvaise humeur ce jour-là et que les Syriens puissent être un prétexte lui permettant à lui et à d’autres, de se défouler. Faute d’une radio diffusant des chansons, j’avais droit à un refrain du genre : « Les Syriens ont pris tous les emplois, l’électricité et l’eau. Ils nous ont dépossédé de notre pain quotidien ».
Je laissais par moments les sentiments de déception et d’amertume m’envahir. Il m’arrivait aussi de rester indifférente à ces commentaires et parfois je m’éclatais en répondant, un large sourire aux lèvres : «C’est donc nous qui avons pris tout votre pain ? », avant de partir d’un éclat de rire. Je n’ai pas d’autre choix. Je dois aller de l’avant… ».
« J’ai eu ma dose… »
Pour pouvoir vivre au Liban, il faut comprendre le pays et ses problèmes. Nombreux sont ceux qui se sont laissés méprendre sur ma personnalité. J’étais tantôt Syrien, tantôt Saoudien, voire originaire du Golfe. Très peu ont visé juste et su que j’étais Irakien.
Ici, les questions que les gens posent sont pénétrantes. Elles vous transpercent. Elles sont quelque peu surnaturelles. Une seule question peut vous valoir une liste de préjugés appelés à durer longtemps. Je conseille donc des réponses précises, claires et succinctes.
Pour le moment, je cohabite avec trois camarades : deux Syriens et un Irakien. Nos amis nous ont affublé du surnom de « têtes légères », ce qui est bon en soi, du moment que nous nous soucions peu des questions surnaturelles qui traversent de part en part.
Nous allons souvent assister à des matches de football dans des cafés à Tripoli. Nous nous sommes habitués, mon ami et moi, à subir l’interrogatoire des serveurs. « Vous venez d’où ? », une question qui est souvent posée à la suite de la bataille autour des noms attribués au citron et à l’orange. Dans le dialecte libanais, le nom arabe du citron (laymoun) est donné à l’orange qui devrait pourtant être désignée par son propre non (bourtoukal). Je ne sais pas qui a persuadé les Libanais d’opter pour cette terminologie. C’est inacceptable. Un citron est un citron et une orange est une orange. Elle ne peut pas porter le nom d’un citron. Il n’est pas question que je fasse des concessions à ce niveau. C’est la langue !
– « Vous venez d’où les amis ? ».
– « D’Irak »…
La conversation est lancée, interminable. Mon interlocuteur me parle de tout ce qu’il sait à propos de l’Irak. Il évoque l’ancien président Saddam Hussein, et la situation qui prévalait dans le pays sous son régime, puis se désole à cause de la conjoncture actuelle, avant d’arriver à Kazem el-Saher et à ses derniers tubes.
Tous ces facteurs m’ont poussé à étudier la science de l’information au Liban, afin de propulser de nouveau le dossier irakien sur le devant de la scène, parce que, en toute franchise et pour reprendre le dicton libanais « j’en ai eu ma dose du laymoun * et par laymoun j’entends évidemment citron…
* Dicton libanais qui désigne l’exaspération et qui signifie littéralement « l’acidité m’a donné mal au cœur ». Se dit par une personne qui est sursaturée de quelque chose et qui doit subir de nouvelles contrariétés.