Lui seul a le pouvoir de décision dans le camp. Il est là au cas où vous voulez distribuer des aides. Il peut même en priver certaines familles, parce qu’il estime qu’elles ne le méritent pas. Parfois, il distribue lui-même les aides et ne vous autorise pas à superviser son travail... même si sa manière de faire n’est pas équitable. Bref, il est le chef de l’État de chaque camp. Il en est le responsable et le principal décideur.
Il existe plusieurs façons pour désigner le responsable du camp, comme le fait que celui-ci loue le terrain au propriétaire, qu’il y dresse des tentes avant de faire venir des réfugiés. Puis, il perçoit le loyer. Il s’agit, bien entendu, d’un prix qui oscille entre 100 000 et 200 000 LL pour chaque tente. Il va sans dire qu’une grande part des gains lui revient.
Le responsable du camp peut également être désigné directement par le propriétaire du terrain, sans avoir recours à un contrat de location, avec pour mission celle de superviser la situation dans le camp. À cet effet, il jouit de prérogatives absolues qui l’autorisent à agir vis-à-vis de quiconque. Ainsi, il a le droit de chasser quelqu’un du camp, de l’autoriser à y rester, de lui acheminer des aides, etc.
Zaher est un jeune Syrien qui fait du volontariat. Souvent, il a des difficultés à distribuer les aides dans certains camps, parce que le responsable des lieux ne l’autorise pas à le faire, et ce pour de multiples raisons. « Les causes diffèrent d’un camp à l’autre, explique-t-il. Certains responsables exigent de recevoir le quart des aides, quitte à distribuer le reste aux habitants du camp. Évidemment, ces derniers n’ont pas le droit de protester. Je refuse et je recours à un subterfuge. Ainsi, j’attends les habitants de son camp dans un autre camp pour leur donner les aides. D’autres responsables insistent à distribuer eux-mêmes les aides, et se livrent par conséquent à une discrimination entre les habitants, allant même, selon leur humeur, à priver certains d’entre eux des aides. Je refuse donc de confier aux responsables des camps les aides. »
La politique visant à contrôler le destin de nombreuses familles déplacées ne se limite pas aux plus âgés d’entre elles, mais englobe les enfants aussi. À Bar Élias, dans la Békaa, au Liban, le responsable d’un camp avait interdit aux enfants de se rendre à l’école qui s’était engagée à assurer un enseignement gratuit à tous les enfants qui la fréquentaient. Ces enfants ont ainsi été obligés d’aller dans une autre école payante pour étudier, sachant que le responsable du camp percevait une partie des scolarités payées par les élèves.
Nombreuses sont les histoires relatant les excès des responsables des camps syriens. Nombreux sont aussi les témoignages que les habitants des camps craignent de partager publiquement, de peur d’être expulsés. Eux, qui avaient fui la guerre, l’enfer syrien et les détentions et qui se sont révoltés contre cette situation, se retrouvent aujourd’hui sous la coupe d’un autre pouvoir qui exerce le même rôle, mais sous le label du « contrôle des aides ».
Ici, ils ne peuvent pas se révolter ni se rebeller. Ils doivent au contraire s’adapter à la situation présente. Les habitants des camps sont témoins de la discrimination lors de la distribution des aides. Ils sont aussi conscients du fait que le responsable du camp est le principal décideur de la légitimité de leur présence dans le camp. Bien qu’ils soient conscients de ses outrances à leur égard, ils préfèrent garder le silence. Ils évitent d’en parler à la presse. Lorsqu’ils sont interrogés sur le rôle de ce responsable, ils répondent dans la majorité des cas : « Nous devons supporter et patienter, jusqu’à ce que nous puissions rentrer en Syrie. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une position de faiblesse et nous ne pouvons pas réclamer nos droits. Mais lorsque nous rentrerons, nous prendrons la décision adéquate ».
Le responsable du camp sait que les habitants des lieux sont sans défense. Il sait aussi que rien ne peut les protéger de son despotisme. Au contraire, dans certains cas, il use de ce pouvoir à des fins personnelles. En effet, dans l’un des camps de Tripoli, au Liban, le responsable a privé tous les enfants d’enseignement parce que l’un des établissements scolaires avait refusé de lui verser la somme de 8 000 dollars. Lorsque l’un des parents a protesté, il l’a menacé de le livrer aux autorités libanaises sous prétexte de ne pas posséder des papiers officiels, en l’occurrence d’un permis de séjour au Liban, ce qui lui faisait courir le risque de longues années de prison. Il est connu que la majorité des réfugiés syriens ne possèdent pas des permis de séjour en raison des procédures difficiles à suivre et de la valeur élevée des garanties exigées.
Malgré tout ce qui a été dit, certains habitants des camps font l’éloge du responsable. Et ce en raison, prétendent-ils, de son bon caractère, de sa gestion correcte du camp, de la manière juste dont il les traite et du fait qu’il distribue les aides (financières et alimentaires) de manière équitable. Malheureusement, ces habitant constituent une minorité qu’on peut compter sur les doigts d’une seule main, à l’ombre d’une politique générale dont sont victimes les réfugiés syriens.