Le bus 24, bondé d’êtres en ciment

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Posté sur déc. 01 2016 4 minutes de lecture
Le bus 24, bondé d’êtres en ciment
Installation par la sculptrice Marwa Abou Khalil
C’est mon treizième déménagement en trois ans et demi à Beyrouth. Une série de concessions m’obligent chaque fois à renoncer à une partie de mes possessions, dans une tentative de remettre les choses et les priorités dans l’ordre.
À chaque fois que je quitte une maison, je reviens à ces tout premiers moments de vagabondage, où il est crucial de placer toute une vie dans une seule valise.
À mon arrivée à Beyrouth, ma peur de l’inconnu était plus immense que la mer. C’était d’ailleurs la première fois que je voyais une si grande étendue d’eau bleue, entre ciel et eau. La mer m’a probablement fascinée durant des mois, avant que ne me gagne ce sentiment de tristesse et de fatigue qui ne lâche pas les Beyrouthins. Cette ville pousse ses habitants à se poser de nombreuses questions, sans savoir comment y répondre.
« Ne cherche pas le sens caché des choses ici, la réalité de la ville est dans ses apparences ». Tel est le conseil qu’on m’a donné le jour où j’ai mis les pieds dans la rue Sadate à Hamra. C’est là qu’on m’a affublé du surnom de « fille à l’armoire », parce que j’avais commencé par vivre dans une très petite pièce, généralement réservée aux employées de maison. Toutefois, je n’exagère pas si je dis que je rêve souvent de cette pièce. Elle était assez petite pour que je gère son espace et que je donne à tous ses murs d’autres dimensions, au moyen de photos et de dessins. Je dormais ainsi dans l’odeur des couleurs. J’ai aimé cette petite armoire en bois, généralement utilisée pour y exposer les objets en verre dans les maisons. C’était l’armoire de mes habits, au-dessus d’elle un verre vide avec une plume, un crayon de kohl, un magazine sur l’astronomie, une boîte de cigarettes et d’autres choses encore.
Quand je me suis extraite de la routine familiale et sociale pour entrer seule dans le monde, j’ai perdu la douceur du temps circulaire qui revient chaque jour au même point. La vie ici prend le temps de court et le vide de son sens. Souvent, je n’arrive pas à replacer des moments vécus dans leur temporalité. Je ne me souviens plus si j’ai déménagé à Furn el-Chebbak à la deuxième ou troisième année d’université, mais je garde intacte ma mémoire hors du contexte temporel.
Du secteur du Musée à Hamra, en passant par Mazraa ou Verdun, j’ai fait l’expérience du bus numéro 24, une boîte mobile bondée d’êtres humains. Je ne sais en vérité si cette abstraction sert l’art ou le dessert. Mais je sais que le bus 24 réduit l’impact de l’expérience individuelle dans la ville, la plaçant dans un cadre plus général où les expériences fatigantes se ressemblent. Ce lieu n’est pas propice à l’individualisme comme on le dit, il permet aux gens d’être des individus s’ils résistent suffisamment au groupe qui les entoure.
Je suis passée de petite fille aux cheveux longs, timide et peu loquace, à une personne totalement différente. Je me suis mise à lutter contre les coutumes que mon ancienne société voulait m’imposer. J’ai pris très jeune mon indépendance vis-à-vis de ma famille. Le passage de la frontière entre la Syrie et le Liban était suffisant pour briser les multiples aspects de l’autorité en Syrie. Bien sûr, j’ai coupé mes cheveux à la garçonne. L’idée de travailler au théâtre Metro al-Madina m’a séduite : c’est là que j’ai découvert une nouvelle facette de Beyrouth, de nuit, sous-terre.
J’ai toujours senti que Beyrouth n’était pour moi qu’un lieu de passage. Mais j’avais continuellement peur que cette idée ne soit née de mon échec à réussir quoi que ce soit ici. Je ne sais si cela a à voir avec ma volonté de quitter Beyrouth à tout prix, ou si ce n’est pas le lieu qui m’importe mais le désir de trouver en moi un moyen de voyager vers toutes les destinations.
J’essayais de parvenir à un point ou mon esprit pourrait, par une seule idée, résumer mon expérience et lui conférer de la densité. J’ai fini par imaginer de petits êtres en ciment, tous pareils par leur inquiétude, leurs soucis et leurs illusions, gouvernés par des monstres géants qui anéantissent leur volonté de vivre, et font d’eux des copies conformes, obéissant à un grand bloc de béton. Appelez cela despotisme, système capitaliste, néolibéral, ou même donnez-lui les traits de votre grand-père, moukhtar du village… Vous pouvez l’appeler comme vous voulez.
 
Installation par la sculptrice Marwa Abou Khalil
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