Quand je l’ai vue tenant son bâton et ramassant la poubelle dans l’école abandonnée sur laquelle flotte le drapeau de l’Unrwa, je me suis dit qu’elle me frapperait avec son bâton si je tentais de m’approcher d’elle et de la questionner sur les horaires du responsable de cette agence onusienne dans le camp de réfugiés palestiniens de Dbayé, créé en 1956 sur une colline du Mont-Liban, à 12 kilomètres de Beyrouth.
Elle a passé près de moi sans me jeter un regard. J’ai changé de chemin en attendant de rencontrer quelqu’un d’autre pour me guider, quand j’ai été surpris de la voir rebrousser chemin pour me demander ce que je voulais. Je lui ai dit que je cherchais le responsable de l’Unrwa et lui demandai de me confirmer si son bureau se situait effectivement dans ce bâtiment. Elle a répondu par l’affirmative, me signalant toutefois que celui-ci n’y était jamais samedi, avant de se dépêcher de rentrer chez elle, dans une maison collée au bâtiment en question. Je l’ai alors retenue pour lui expliquer que j’étais journaliste, ce qui a eu pour avantage de lui délier la langue. Elle a mentionné l’eau qui disparaissait d’un coup des robinets, de l’électricité qui ne se manifestait que rarement dans sa maison…
Quand je l’ai interrogée sur sa nationalité, elle a précisé qu’elle était Libanaise. Non sans naïveté, je lui demandai quelles sont ses relations avec les Palestiniens. Elle m’a répondu que les Palestiniens et les Syriens sont des voisins et qu’elle n’avait jamais connu de problèmes avec eux.
Nous nous tenions à l’entrée du camp. Au-dessus de nous, une bannière avec une photo du leader des Forces libanaises, Samir Geagea, et du fondateur du Courant patriotique libre, Michel Aoun, qui devait être élu président de la République deux semaines plus tard, avec un slogan appelant à l’unité des rangs. Je ne voulais pas lâcher mon interlocutrice avant qu’elle ne me mène vers un des représentants de l’Unrwa : elle me conseilla de m’adresser à Semaan, qui est employé de nettoyage à l’agence, et me dirigea vers l’escalier qui mène à sa maison. Je la remerciai et continuai ma route.
Ne réveille pas celui qui dort
J’arrivai à la ruelle où habite Semaan. Deux hommes se tenaient devant la maison. L’un d’eux a confirmé l’adresse mais m’a prévenu que l’homme dormait, qu’il travaille depuis tôt le matin et qu’il serait dommage de le réveiller. Je n’ai pas frappé à sa porte, décidant d’y revenir un autre jour. L’homme qui s’était adressé à moi s’enquit alors de ce qui m’amenait dans le coin. Je lui expliquai les raisons de ma visite, lui demandant par la même occasion s’il aurait un inconvénient à s’exprimer sur la vie dans le camp. Joseph Moussa – c’est son nom – n’avait aucun problème à me donner un témoignage enregistré et m’a relaté la vie des artistes du camp. Il était bien informé sur le sujet, étant lui-même batteur, et a insisté sur les difficultés rencontrées par les Palestiniens, notamment quand ils veulent voyager pour participer à des concerts hors du Liban, sans compter qu’il leur est interdit d’adhérer à des syndicats.
Des artistes, mon interlocuteur est passé à l’histoire dramatique du chirurgien Fahd Farah, qui n’a jamais pu ouvrir de clinique dans le camp parce que les lois libanaises l’en empêchent. Il a alors dû recourir à des contrats avec des sociétés dont il soignait les employés, tout en continuant à soigner les habitants du camp gratuitement. Quand il n’a plus pu faire face aux difficultés de la vie, il a quitté le Liban. Les habitants du camp n’ont plus depuis que les Sœurs de Nazareth pour leur offrir les premiers soins. Le camp compte-t-il un dispensaire ? Il me répondit qu’il y a bien une clinique gérée par l’Unrwa, mais que les malades n’y trouvent que quelques pilules pour calmer leur douleur. Ceux d’entre eux qui n’ont pas d’argent risquent dorénavant de mourir à la porte des hôpitaux, après la dernière réduction du budget des aides de l’agence.
Mon interlocuteur revint au point de départ de notre conversation, c’est-à-dire aux artistes. Cette fois, ce sont les malheurs d’un compositeur qu’il m’a contés, ceux du musicien Raji el-Assaad, son professeur décédé deux plus tôt, auteur d’une chanson connue et interprétée, entre autres, par une star de la chanson arabe, Georges Wassouf, sans que son nom ne soit jamais cité.
A la recherche de Robert el-Assaad
Joseph m’apprit entre autres que Raji el-Assaad a un petit-fils, Robert, qui a hérité de son amour pour la musique. Il m’a assuré que l’oncle du jeune homme, Abou Amr, l’homme qui se tenait à ses côtés quand je les ai rencontrés, pouvait me conduire jusqu’à lui. Je lui ai fait mes adieux et m’élançai avec mon nouveau guide pour retrouver la maison du jeune homme. Quand j’aperçus, derrière une porte vitrée, une profusion d’instruments de musique, je me promis de ne pas abandonner l’idée de cette interview, comme je l’avais fait pour Semaan.
Après avoir noté le numéro de téléphone d’Abou Amr afin de fixer un rendez-vous ultérieur avec son neveu, je continuai ma tournée dans le camp… parmi les maisons avec leurs icônes de la Vierge Marie accrochées aux murs. Je suis arrivé au quartier menant à la sortie du camp. Je marchai vers la mer, que je ne pouvais voir de ce quartier puisqu’elle est cachée par la silhouette massive de l’hôtel Le Royal, érigé sur un rocher surplombant l’autoroute Beyrouth-Tripoli.
Les questions se bousculaient alors dans ma tête : à quoi ressemblait ce lieu il y a quarante ans ? C’était alors la guerre entre le Mouvement national libanais et l’Organisation de libération de la Palestine d’une part, et les partis chrétiens de l’autre. Dans un second temps, ces derniers y ont affronté l’armée syrienne. Ce camp était la cible des bombardements des combattants Kataëb, qui à la même époque avaient établi un siège autour des camps de Tell el-Zaatar et Jisr el-Bacha, dans la banlieue-est de Beyrouth. Comment se fait-il que le camp de Dbayé ait échappé au sort tragique des deux autres ? Comment des Palestiniens, des Syriens et des Libanais vivent-ils sur une superficie aussi réduite (0,8 kilomètre carré) dans une entente qui s’apparente à celle qui règne entre les habitants d’un même village ?
Un communiste ayant participé aux combats de la guerre civile libanaise m’a dit un jour avoir remarqué que depuis le début de la guerre en Syrie, la multiplication des cas de viols entre les protagonistes – très rares durant les quinze ans de guerre au Liban – rendront bien plus difficile le retour à la coexistence en Syrie. Serait-ce la réponse ? Existe-t-il une parfaite coexistence au Liban ? Les barrières matérielles et morales sautent aux yeux, du nord au sud de ce petit pays. L’identité religieuse commune est-elle le réel ciment des relations sur cette colline paisible ? S’agit-il vraiment de coexistence, ou est-ce plutôt les « vainqueurs » qui imposent leurs conditions aux « vaincus » dans leur zone d’influence ? Ou peut-être est-ce surtout le retour à la vie quotidienne ordinaire qui redevient la priorité une fois le calme revenu ? Les questions existentielles sont beaucoup trop nombreuses dans cette partie du monde pour qu’un homme puisse y répondre seul.
Deux semaines plus tard, je suis revenu au camp de Dbayé. J’avais appelé Abou Amr un soir plus tôt, et nous avions convenu de nous retrouver près de l’église Saint Georges, où il travaille. Mais Abou Amr restait introuvable : une petite fille à l’autre bout du fil m’a répondu qu’il avait oublié son portable à la maison. Je me suis informé du lieu de l’église et m’y suis rendu. On m’a fait savoir qu’Abou Amr ne travaille pas dans cette église, mais qu’il y en a deux autres portant le même patronyme dans le camp. Je m’enquérais de l’adresse de la seconde, avec l’espoir de ne pas être obligé de rechercher la troisième.
La deuxième église Saint Georges ne devait pas me porter plus de chance : on m’y a fermé la porte au nez. J’ai souri et j’ai poursuivi mon chemin à la recherche de la dernière église qui se trouve au haut de la colline, isolée : aucune réponse, là non plus. De retour à la première église, un sexagénaire me renvoie vers un couvent Saint Georges où Abou Amr pourrait être employé. Je montai vers les hauteurs de la colline à sa recherche, jusqu’à apercevoir une grande croix. Les portières en fer semblaient toutes abandonnées depuis un moment. Je découvris enfin un homme qui arrosait le jardin. Avec son accent égyptien, il m’a appris qu’aucun Abou Amr ne travaillait à cet endroit.
En désespoir de cause, je contemplai le panorama de là où j’étais. Les maisons du camp se ressemblaient toutes. De si haut, l’hôtel semblait bien plus petit et lointain. La mer, en revanche, me paraissait plus proche. J’ai eu envie de sortir ma caméra et de prendre des clichés, avant de me souvenir du conseil de ma collègue Alia Hajo, qui m’a prévenu qu’il me fallait un permis pour prendre des photos à l’intérieur du camp.
Le lendemain, pour ne pas être en retard au nouveau rendez-vous que j’avais fixé avec Abou Amr, je pris un taxi. Un immense portrait du général Michel Aoun sur un côté de l’autoroute côtière attira mon attention, avec ce slogan : « L’histoire aime les puissants. » Je demandai au chauffeur de taxi s’il avait des connaissances dans le camp, afin d’éviter les mauvaises surprises. Il me conseilla de chercher un coiffeur du nom d’Elias Abou Merhi. Sur place, après une brève conversation téléphonique avec un Abou Amr vexé par mon retard, je me rendis compte que j’étais en mesure de retrouver le domicile de Robert tout seul, et je m’en voulais pour mes allées et venues inutiles de la veille. Elles m’avaient toutefois permis de me familiariser davantage avec le milieu dans lequel j’évoluais depuis un mois.
J’arrivai à la ruelle où se trouvait le domicile recherché, sans trop de difficulté. La porte de Robert était ouverte cette fois.
Plus de questions
Je ne savais rien de Robert, seulement qu’il était le petit-fils de Raji el-Assaad, le compositeur oublié d’une chanson à succès. Je ne m’attendais pas à trouver un jeune homme de 18 ans à peine, travaillant dans un studio d’enregistrement, jouant de huit instruments de musique et aspirant à en manier d’autres… Il écrit, il compose et il chante. Le dialogue s’est établi facilement entre nous. Je lui ai d’emblée demandé ce qui le liait à la musique. Il m’a raconté que quand il avait cinq ans, il a entendu son grand-père fredonner une célèbre chanson d’Oum Koulsoum, et a commencé à chanter avec lui. Son grand-père, séduit par son interprétation, l’a fait monter sur scène. Plus tard, quand il a vu Oum Koulsoum interpréter ce même air à la télévision, il a fondu en larmes, protestant contre le fait qu’elle chantait « sa » chanson !
Voilà comment sa voie était toute tracée. Il a appris la musique avec le professeur Robert Lamah à Beyrouth. Son grand-père était son principal soutien, et quand il l’a perdu, il a sombré dans une dépression dont seul l’amour de la musique l’a aidé à se relever. Cette passion est d’ailleurs une affaire de famille : son père et son oncle jouent de la musique, sa tante est chanteuse. Je l’ai écouté jouer du piano ce matin-là, et l’ai vu toucher, les larmes aux yeux, le Oud de son grand-père qui a été laissé tel quel depuis son décès. Je l’ai écouté chanter une chanson de sa composition, dans laquelle il exprime la douleur de vivre dans une « patrie alternative ». Ce texte m’a poussé à l’interroger sur son appartenance et le lien qu’il entretient avec l’endroit où il vit : il a exprimé son amour pour le Liban qui l’a recueilli, et il s’est dit attaché au camp et à ses habitants. Il m’a parlé de son ambition de décrocher un doctorat en philosophie de la musique qui lui ouvrira les portes de l’enseignement aux Palestiniens et aux Libanais.
Je quittai Robert en me promettant de le revisiter un jour. Je pris la route vers le salon du coiffeur dont le chauffeur de taxi m’avait parlé. Il s’est avéré qu’Abou Merhi vit dans le camp depuis 37 ans. Il est originaire de Damour, dans le Sud, et a été déplacé durant la guerre vers Dbayé. Il a essayé de vivre hors du camp, mais la convivialité qui y règne lui a manqué.
Dans le salon, il y avait également Abou Hanna, qui a été naturalisé libanais en 1994. Il a parlé du destin commun de « misère » entre Palestiniens, Libanais et Syriens. Toutefois, quand Abou Merhi est sorti du salon pour faire un café, il a jeté une petite phrase qui m’a laissé dubitatif sur la réalité du paradis de coexistence qui m’avait paru sincère dans les propos du coiffeur, mais que mon esprit critique refusait de croire tout à fait. « Ceux qui ont de l’amour-propre sont partis », a glissé Abou Hanna. Abou Merhi est revenu, parlant de choses et d’autres, du décès de sa femme dont il continue de souffrir, de ses visites à Tripoli (Nord), une ville qu’il aime. J’ai passé un bon moment à écouter ses paroles, entrecoupées de rares interventions de son ami, j’ai partagé leurs rires, laissant à une autre occasion mes questionnements et mes doutes.
Cette même journée, j’ai rencontré Raafat et sa femme Marah, deux Syriens qui se sont établis dans le camp il y a un an environ. Marah n’a vécu nulle part ailleurs au Liban, alors que Raafat travaille dans ce pays depuis de nombreuses années. Il m’a expliqué qu’il y a dans le camp environ 50 familles syriennes. Il assure n’avoir jamais subi de mauvais traitement, mais il pense que cela est surtout dû à l’aisance économique que lui confère son dur labeur et qui lui a gagné le respect de ses voisins, qui le traitent d’égal à égal.
J’ai quitté cet endroit qui, de l’opinion générale, ressemble plus à un village qu’à un camp de réfugiés. J’étais entré en tant qu’étranger à la recherche d’histoires, et j’en ressors plein d’idées contradictoires sur la manière dont les gens doivent gérer leur vie après les conflits. Robert a dit qu’il ne savait rien de ce qui s’était passé durant la guerre civile, et moi… je mets des écouteurs pour l’écouter chanter la chanson que lui a volée Oum Koulsoum.