Loin de se limiter à un simple séjour d’études, ma présence au Liban fut une riche aventure au cours de laquelle j’appris bien plus que je ne l’espérais, aussi bien sur les plans personnels qu’académique. Dès les premiers mois de mon arrivée, j’eux la chance de m’engager dans une ONG libanaise, Skoun, qui travaillait sur les dangers de la toxicomanie. Et bien que mon temps de bénévolat fut court, et se limita à la formulation de communiqués, l’idée même du travail bénévole, de l’exercice de pressions sur le Parlement pour dépénaliser la toxicomanie, encourager les personnes dépendantes à demander de l’aide et recourir à des thérapies, m’intéressa au plus haut point. Pour un homme venant de Syrie où l’idée même de société civile et de groupes de pression est impensable, cette expérience fut une grande surprise. Plus tard, au cours de mes études, j’eus l’occasion de connaître d’autres associations et ONG admirables, à l’instar d’Offre-Joie, qui déploya des efforts titanesques avec la population d’Achrafieh – où j’habitais – à l’occasion de l’effondrement de l’immeuble Fassouh et de l’attentat de Sassine.
En septembre 2012, après mon retour d’une mission d’Église au Sud-Soudan avec des jeunes gens et jeunes filles du Liban et d’Égypte, l’occasion se présenta de me retrouver avec des amis libanais et syriens qui cherchaient à lancer des initiatives civiles de secours à l’adresse du grand nombre de réfugiés syriens qui commençaient à affluer au Liban. Il s’agissait de leur assurer l’essentiel de leurs besoins, et d’aider les populations d’accueil à leur faire de la place. L’appel lancé concernait les habits et les couvertures d’abord ; mais on voulait bien aussi recevoir tout ce dont les intéressés pouvaient se passer. La réponse fut énorme. Habits et denrées alimentaires vinrent en grandes quantités. Le sous-sol d’une église, et d’autres proposés par des amis, servirent d’entrepôts. À l’approche de l’hiver, c’est 2.000 couvertures que nous reçûmes, au lieu des 200 demandées. De riches donations nous permirent cette année-là de constituer une caisse d’urgence pour les situations médicales ou techniques urgentes.
Six mois plus tard, grâce à des dons en nature et en espèce dues à la générosité des familles libanaises, ce sont de grandes campagnes de secours que nous parvînmes à organiser. De Majdel Anjar dans la Békaa à Chebaa au Sud, et du camp de Chatila à Beyrouth jusqu’à Abi Samra, à Tripoli ensuite.
Au cours d’une réunion d’évaluation en mars 2013, il devint clair à la plupart des volontaires que la catastrophe humanitaire à laquelle nous assistions se prolongerait. Nous commençâmes donc à réfléchir à la possibilité d’agir sur la crise, plutôt que de nous contenter de réagir aux vagues successives de réfugiés, ou aux catastrophes qui frappaient ponctuellement le Liban. En outre, les six mois de collaboration étroite avec des bénévoles de différents nationalités, libanais, syriens, palestiniens et parfois même étudiants étrangers, nous avaient montré que du travail solide pouvaient être mené sur des bases de coopération et de respect mutuels. Notre partenariat nous donnait ainsi l’occasion de corriger certains préjugés que nous avions les uns envers les autres. C’était un pas sur la voie d’une véritable réconciliation dont nos peuples avaient grand besoin en ces temps critiques. Songeant à la manière dont nous pouvions aller concrètement de l’avant, les Libanais du groupe proposèrent de l’enregistrer comme ONG libanaise. C’est ainsi que naquit l’association « Un sourire et une olive », dont j’ai l’honneur de présider le conseil d’administration.
Je trouve que j’ai de la veine d’avoir été choisi par le destin pour être au Liban à cette étape de ma vie. Je dois au fait d’avoir résidé au Liban et aux amis libanais que j’ai connus et qui m’ont touché, bien des expériences inestimables. Par exemple, j’ai appris qu’avoir peur de quelqu’un peut finalement m’ouvrir à le comprendre, et qu’avec un peu d’effort, cette connaissance peut devenir personnelle, loin de toute stigmatisation. J’avoue personnellement que mes craintes en venant au Liban en 2010, et le rejet que je redoutais, vu l’amer historique des rapports entre nos deux pays, se sont dissipées plus vite que je ne l’imaginais. C’est ainsi que je m’y fis des amis, et qu’avec eux nous avons construit ententes et alliances. J’ai appris à voir plus loin que les pointes échangées sur les médias sociaux ; à voir que la solidarité humaine, la compréhension et la générosité dont firent preuve les familles libanaises appuyant notre ONG, ont leur place, et que ce visage humain est occulté des récits dominants des moyens de communication.
J’ai appris aussi que le camp de Chatila est bien autre chose qu’un cloaque corrompu et une antre du crime comme on le décrit parfois, et qu’en dépit de la négligence criante et des dizaines d’années de privation, la vie au camp est marquée par une étonnante chaleur humaine et de grands amour, ce qui lui permet d’être étroit et large à la fois, par l’accueil qu’il réserve aux milliers d’amis de Syriens. J’y ai appris qu’il abrite des hommes et des femmes qui rêvent d’une vie normale, d’eau claire pour se laver, de courant régulier, de rues propres et si possible ensoleillées.
J’ai appris et continue d’apprendre beaucoup des volontaires de Tripoli-Kobbé qui mettent en œuvre des programmes variés de paix civile entre deux communautés de Libanais aux rapports historiques difficiles, du type que nous retrouverons en Syrie quand la guerre aura déposé ses armes.
J’y ai appris que le combat pour le respect de droits de l’homme au Liban ne saurait être quantifiable. Cinq kilos de droits aux Libanais, et cinq grammes chacun au travailleur étranger et au réfugié. Je sais maintenant que toute réalisation sociale ou juridique est un acquis pour tous. J’ai appris aussi de mes camarades libanais à exprimer plus courageusement mon inquiétude à l’idée que si la politique actuelle suivie à l’égard des réfugiés syriens au Liban se poursuit sans changement, c’est à terme l’explosion assurée.
Selon l’association « al-Moufakkara al-Qanounia », la réglementation du séjour des Syriens adoptée en janvier 2015, et par la suite sa stricte application, ont transformé 70 % des Syriens au Liban en résidents illégaux qui redoutent de circuler et d’être arrêtés. Ce qui est grave, ce n’est pas qu’un si grand pourcentage de Syriens se retrouvent en situation illégale ; c’est le fait que cette réglementation les transforme en « résidents invisibles » aux autorités et aux services de sécurité ; et qu’ainsi, ils mettent en danger aussi bien la sécurité du Liban que celle des réfugiés syriens, leurs propres compatriotes. Est-il besoin de clarifier encore ce qui est parfaitement clair ? Savoir que le résultat finalement obtenu est aux antipodes de celui que l’on recherchait ?
Au demeurant, des rapports émanant en particulier d’associations juridiques et civiles telles que « Alef » et « Daam Loubnan » relèvent l’effet négatif de cette réglementation – combinée à l’interdiction officielle de travailler – sur le pourcentage de travail des enfants et le décrochage scolaire. À cet effet, la recommandation par « Daam Loubnan » d’élargir le nombre de secteurs professionnels, actuellement au nombre de trois, accessibles aux Syriens, est d’une extrême importance. Cet élargissement non seulement aidera le Liban à remplir les engagements pris au congrès des donateurs de Londres, à savoir créer 100.000 nouveaux emplois aux Syriens, mais peut également aider à mettre de l’ordre dans le travail des Syriens au Liban, comme aussi à augmenter les recettes du Trésor par le biais des taxes que les travailleurs syriens paieront. C’est sans compter aussi ce que ce pas peut provoquer en termes d’ouverture aux investisseurs étrangers désireux d’apporter un appui à l’économie libanaise, mais qui s’en abstiennent faute d’un cadre législatif adéquat.
J’ai pleine conscience, avec d’autres résidents syriens au Liban, de l’énorme pression économique et sociale exercée par la présence d’un million et demi de réfugiés syriens dans un petit pays aux ressources limitées comme le Liban. Ne nous y trompons pas, et ne minimisons pas l’importance de ce défi. De plus, tout en aspirant au jour où nous pourrons rentrer chez nous sans peur et sans risques, nous ne pourrions oublier, fut-ce un jour, la généreuse hospitalité que nous avons reçue de nos frères des différents régions du Liban. Nous garderons vivante cette dette de reconnaissance, en espérant pouvoir un jour la rendre ; et en attendant, notre souci est de maintenir les meilleurs relations entre nos deux peuples.
Mais, car il y a un mais, redisons que le règlement de la crise des réfugiés ne passe en aucun cas par le maintien à l’infini des restrictions permanentes sur les conditions de séjour et de travail des Syriens. Ce serait augmenter la pression déjà sensible et ajouter une crise à la crise. Les efforts déployés par la société civile libanaise pour réorienter le débat juridique sur la présence des réfugiés syriens au Liban sont véritablement réconfortants. Mais ils doivent s’accompagner d’un travail assidu auprès des décideurs politiques pour l’élaboration de politiques innovantes qui tiendraient comptes des appréhensions légitimes de larges tranches libanaises, tout en allégeant le fardeau sous lequel ploient des milliers de Syriens, en attendant leur retour chez eux. Je crois que nous sommes en présence d’une crise qui peut devenir une opportunité. De la manière de l’aborder dépendra soit son aggravation, soit l’ouverture à l’apprentissage et l’investissement dans l’avenir.