Dans l’approche politique, on peut ainsi prendre pour point de départ le concept de liberté, dans la mesure où certaines politiques sont bâties sur l’oppression de ces libertés, notamment au sujet de l’expression politique et de la pensée. Dans ces cas, il s’agit souvent de soumettre ces libertés aux orientations et aux intérêts de l’État, tout en cherchant à isoler ou à exclure certaines parties sociales en les privant de l’exercice de certains de leurs droits civils et politiques, sans tenir compte des droits de l’homme inhérents depuis la naissance et confirmés par les conventions et les chartes internationales. La liberté d’expression et d’opinion en fait partie ainsi que le droit d’obtenir une nationalité. Dans le cas de l’approche sociale, la paix civile a pour point de départ le rejet de la marginalisation, de la violence et de la contrainte et, au contraire, l’acceptation de la diversité et de la différence ainsi que l’égalité entre tous ceux qui vivent sur le territoire d’un État, qu’ils soient nationaux, étrangers ou même personnes sans nationalités.
A partir de ces considérations, s’établit une relation d’interdépendance entre le concept de stabilité politique et sociale et celui de paix civile.
La paix civile est ainsi la pierre angulaire de l’édification d’un État stable politiquement et socialement, capable d’évoluer et de se moderniser, au sein duquel toutes les factions de la société participent aux décisions politiques, économiques et sociales et dans l’élaboration de plans nationaux. Dans ce contexte, il est clair que la relation devient organique entre la paix civile et l’absence de marginalisation sous toutes ses formes.
Si nous abordons la situation libanaise, nous découvrons que plusieurs factions populaires – les homosexuels par exemple, ou même les enfants des rues, les anciens détenus et les femmes violentées – subissent une marginalisation à la fois politique, sociale et juridique. Ce qui place le concept de paix civile sur la sellette. Comment un État, dont une partie non négligeable des personnes qui vivent sur son territoire est marginalisée et interdite de participer à la vie publique ou encore empêchée de pratiquer les droits fondamentaux qui construisent l’entité individuelle, peut-il parvenir à une paix civile et la consolider ? Comment une société bâtie sur des équilibres fragiles, qui rejette la différence, pour ne pas dire qu’elle en a peur, peut-elle vivre dans un climat de paix civile réelle ?
Au Liban, la participation politique « nationale » est basée sur l’appartenance confessionnelle, religieuse, partisane et sur l’allégeance au zaïm (leader traditionnel). Celui qui ne se reconnaît pas dans ces appartenances ne trouve pas réellement de place dans les entités existantes, car il doit appartenir à l’entité sur laquelle est basée sa confession ou sa religion. Cela sans tenir compte des différences à l’intérieur même de chaque entité existante, qui constituent à elles seules des violations du concept réel de paix civile.
Au Liban, en plus des Libanais, il y a actuellement des centaines de milliers de réfugiés à la recherche de la sécurité et d’une vie décente. Ces réfugiés sont victimes d’une discrimination sociale et subissent le regard négatif et condescendant des autres. Cette attitude négative augmente à mesure que leur flot s’amplifie, alors que l’État libanais n’organise pas leur présence sur son territoire.
La politique de « non politique » adoptée par l’État libanais jusqu’à ce jour au sujet de ce phénomène est le reflet de la faiblesse et de la fragilité du système dans son ensemble. L’attitude face à ce phénomène reste ainsi tributaire des sympathies politiques et des équilibres confessionnels et démographiques brandis chaque fois que le minimum de droits est réclamé pour les réfugiés. Plus même, ces réfugiés sont devenus le prétexte pour priver les Libanais de certains de leurs droits. L’exemple le plus clair est ce qui a été dit au sujet des craintes de donner à la femme libanaise le droit de donner la nationalité à sa famille. Le prétexte invoqué pour expliquer ces craintes était la possibilité que ce droit ouvre la voie à l’octroi de la nationalité libanaise à des centaines de milliers de réfugiés. Il a été ainsi question d’accorder ce droit à la femme libanaise à condition qu’elle ne soit pas mariée à un réfugié syrien ou palestinien ! Qui est ainsi marginalisé ? Le réfugié, la femme libanaise ou les deux en même temps ?
La marginalisation touche aussi les réfugiés dans leur situation juridique et la possibilité pour eux de vivre en liberté et sécurité. La politique de l’État libanais s’oriente en effet vers plus de restrictions sur l’entrée des réfugiés au Liban et sur légalisation de leur présence au Liban. Cette politique continue de pousser de nombreux réfugiés à recourir à l’entrée clandestine en territoire libanais ou à y arriver par le biais de réseaux de contrebande dans des conditions inhumaines, tout comme ils tombent dans l’illégalité en raison des conditions de séjour et du montant élevé des formalités requises pour une présence légale. Ils rejoignent ainsi les factions marginalisées qui ne peuvent pas participer à la vie publique et sont contraintes à se cacher, à vivre dans la peur et l’exclusion.
À côté de ceux-là, il existe des individus qui vivent dans ce pays depuis des dizaines, voire des centaines, d’années, sans avoir le titre de citoyens car ils ne possèdent aucune nationalité, et cela dans l’indifférence générale. Ces individus subissent toutes les formes de discrimination, de rejet et d’exclusion. Ils n’ont pas les composantes nécessaires qui leur permettraient de se fondre dans le tissu social dans lequel la participation est basée sur les critères clientélistes et partisans. Ce qui contribue à leur marginalisation et à leur exclusion de la vie publique et les empêche de réclamer leurs droits, les concepts de participation et de droit étant annulés par la pression de la marginalisation et de la discrimination.
Les personnes privées de nationalité au Liban (qui n’ont pas de nationalité, ou comme on le dit ici, dont la nationalité est sous étude) appartiennent à un groupe qui était, et qui est encore, oublié de l’État, ce dernier n’ayant jamais mis ce problème sur son agenda politique. Il faut toutefois préciser que le problème des « sans nationalité » au Liban remonte à l’octroi de la nationalité libanaise elle-même. Pourtant, ces apatrides ont des liens solides avec l’État libanais, soit parce qu’ils se trouvaient déjà là lorsque cet État est né, soit parce qu’ils sont nés sur ce territoire, ou qu’ils sont les descendants de Libanais, soit encore parce que leurs mères ont la nationalité libanaise. Malgré cela, leur cas est resté ignoré par toutes les politiques et les agendas gouvernementales, tout comme il n’a jamais été considéré comme une priorité par la société civile et l’opinion publique. Y a-t-il une marginalisation plus grande que celle-là ?
Ce qui aggrave encore cette marginalisation, c’est que toute tentative de faire évoluer les lois, les politiques et les mesures dans ce domaine, lorsqu’il y en a, reste limitée aux Libanais, sans rassembler tous ceux qui résident sur ce territoire. Pourtant, ceux-là sont traités de la même façon que les « sans nationalité » et parfois, ils sont soumis à plus de contraintes, sachant qu’ils ne sont pas considérés comme des « citoyens » dans le sens étroit du terme qui reste retenu au Liban. Ce sens étroit est donc toujours appliqué au Liban même au niveau des personnes ayant la nationalité libanaise. Par exemple, le Libanais ne bénéficie de ses droits politiques et civils que dans le lieu où il est enregistré, indépendamment de son lieu de résidence réel ou de la durée de sa résidence dans le lieu où il est enregistré. De même, il doit appartenir à la confession majoritaire dans ce lieu d’enregistrement, puisque le système politico-confessionnel en vigueur marginalise de facto toutes les autres parties. Pourtant, de plus en plus de pays dans le monde adoptent le sens large dans la signification de la citoyenneté, basé sur la résidence et la participation aux obligations de la vie publique, indépendamment de la nationalité, ou du lieu d’enregistrement. Si donc la situation du Libanais dans un système politique et administratif dépassé est déjà discriminatoire, que serait-ce pour celui qui n’a pas la nationalité libanaise ? Peut-on imaginer un système ou une politique qui marginalise plus les individus ? Il faut encore ajouter à toute cette marginalisation le fait que l’État libanais, qui n’a jamais accordé la moindre importance aux « sans nationalité », n’a jamais non plus signé les conventions internationales qui garantissent leurs droits et assurent un cadre juridique à leur protection. Pour l’État libanais, ces individus n’existent pas sur le plan juridique et n’ont aucun papier ou document qui puisse confirmer leur identité. Par conséquent, ils sont privés de l’exercice d’une grande partie de leurs droits fondamentaux. L’absence de protection légale et de droits les place dans une situation précaire et fragile et les transforment en cibles facilement exploitables et soumises à des violations dangereuses. On peut donc aisément les classer dans la catégorie des classes populaires sujettes aux menaces et particulièrement marginalisées.
Les « sans nationalité » sont aussi défavorisés sur le plan économique en raison de leur privation de nombreux droits. Plusieurs domaines professionnels leur sont interdits, notamment les professions libérales, ainsi que la fonction publique. C’est pourquoi, ils manquent généralement de possibilités pour améliorer leur niveau de vie, leur éducation et leur statut social. Ce qui contribue à une plus grande marginalisation.
Cette situation ne se limite pas aux politiques officielles ou à l’ignorance systématique de l’État. Elle la dépasse pour devenir une marginalisation et une discrimination sociales. Soit la société et l’opinion publique ignorent leur existence, soit elles leur jettent un regard négatif, les limitant à la catégorie de ceux qui peuvent représenter une menace pour la sécurité nationale, car ils sont négligés, voire abandonnés par l’État. Par conséquent, ils peuvent être sollicités par les groupes terroristes ou constituer des proies parfaites pour toutes les déviations. Si cette crainte et ce regard négatif sont justifiés dans certains cas, ils devraient surtout représenter une sonnette d’alarme pour ceux qui élaborent les politiques publiques afin qu’ils cherchent à les soustraire au danger qui les menacent et qu’ils peuvent représenter pour la société. Il n’est pas permis que l’attitude de la société et de l’État à l’égard des « sans nationalité » se limite à cette approche. La société doit leur assurer un environnement favorable et militer pour obtenir leurs droits. Il faut les sortir de la situation de marginalisation et en tout cas faire tout ce qui est possible pour que celle-ci n’augmente pas.
Nous avons évoqué seulement deux catégories de groupes marginalisés au Liban, à cause du comportement de l’État et de la société. Il faut rappeler que ces catégories ne sont pas les seules. D’autres groupes sont aussi marginalisés, même si l’exclusion peut prendre diverses formes. Nous manquons de place ici pour en parler, sachant que l’exclusion des deux groupes évoqués dans cet article atteint le stade du déni total de leur existence.
Retour à la case départ. Si la paix civile repose sur l’intégration, qui est le contraire de la marginalisation, et si la société libanaise regroupe de nombreuses catégories marginalisées à plusieurs niveaux, comment dans ce cas peut-elle construire la paix civile et la renforcer ? Comment peut-on parler de paix civile à l’ombre d’une politique systématique de marginalisation qui renforce l’exclusion au lieu de chercher à l’éliminer ?
Berna Habib * Coordinatrice du projet «Privé de nationalité» dans l'association Ruwad al-Houkouk
Samira Trad ** Directrice de l'association Ruwad al-Houkouk