La guerre n’est pas finie, mais cette période est révolue. Le conflit, qui avait déjà pris une tournure régionale, a sans aucun doute pris une envergure mondiale avec le groupe État islamique menant des attaques meurtrières à Paris et en Californie, et la Russie, parrain du régime, rejoignant une multitude de pays qui bombardent différentes régions de la Syrie.
De nombreuses séances de pourparlers de paix ont jusqu'à présent échoué, mais à l’heure où j'écris ces lignes, un cessez-le-feu sans précédent est entré en vigueur le 27 février et a permis aux manifestants de retourner dans les secteurs contrôlés par l'opposition, soumis pendant des années à des bombardements pour avoir appelé à la chute du régime. Avec des millions de personnes déplacées, des milliers d’habitations et de moyens de subsistance détruits, les Syriens sont au moins en mesure de respirer pour la première fois, pendant que le conflit international qui les tient en otage prend une pause.
Mais remontons le temps pour un instant et parlons d’amour. Oui, vous l’avez bien lu. Cela faisait quelques mois seulement que mon fiancé, Mohammad Ghannam, et moi nous nous sommes rencontrés lorsque nous avons quitté ensemble Beyrouth, en mars 2015. Je savais que je prenais un risque, mais cela m’avait paru bien. J’étais folle amoureuse de ce journaliste palestino-syrien. Il représentait tout ce dont je rêvais. Il avait les cheveux longs, une jolie étincelle brillait dans ses grands yeux marron. Il avait aussi un merveilleux sens d’humour. C’était un être sensible et il aimait faire la fête.
Pour cela, il n’avait guère d’autres choix que de partir.
Il avait été incarcéré pendant plus d’un an en Syrie, endurant plusieurs mois de torture, pour avoir rejoint et documenté les manifestations pacifiques anti-régime. Il a été relaxé en juin 2013 et a filé droit vers le Liban où – à l’instar de plus d’un million de Syriens – il pensait qu’il pourrait être en sécurité.
« Tout a bien commencé ». Je n’avais jamais eu la chance de découvrir Beyrouth, bien qu’elle soit tout proche de Damas. J’avais beaucoup entendu parler de cette ville « haute en couleurs, où il y avait de la liberté, de l’art, de la musique et de la bonne nourriture », m’a dit Mohammad dans notre appartement à Paris, en tirant sur son narguilé fabriqué en Syrie, qu’il avait acheté quelques jours avant de quitter Beyrouth.
Il travaillait au New York Times. Ses meilleurs amis ont déménagé de Damas à Beyrouth. Ensemble, ils ont découvert l’un des meilleurs endroits au monde pour faire la fête. Ils se sont adaptés rapidement à leur nouveau chez-soi. Les barrières culturelles étaient peu nombreuses et la ville, qui avait accueilli pendant des décennies vague après vague des exilés politiques, est devenue cette fois-ci une plaque tournante pour les activistes, artistes, musiciens et journalistes syriens.
« Nous avons vécu de beaux jours. J’ai rencontré des gens merveilleux qui m’ont changé et m’ont aidé à devenir la personne que je suis aujourd’hui, a-t-il dit. J’ai pensé que j’allais habiter Beyrouth trois ans au maximum et que le régime allait tomber. J’ai pensé que j’allais rentrer en Syrie plus tôt que tard. »
« D’une chenille à un papillon »
Mais la situation en Syrie prit une autre tournure, de même qu’au Liban. Un an après son arrivée, Ghannam a reçu l’ordre de partir.
Il n’était pas le seul à vivre une relation fusionnelle de courte durée avec Beyrouth. Cela était aussi arrivé à mon ami Mohammad Nour al-Akraa, un activiste originaire de Homs, devenu journaliste. Il avait seulement 21 ans lorsqu’il avait fui, à l’instar de milliers de ses amis et voisins, le district de Bab Amr qui était retombée aux mains du régime au début de 2012. Akraa est arrivé au Liban en état de choc, mais il était heureux. Il avait déjà visité le pays en 2008. Parlant au téléphone depuis son nouvel appartement à Berlin, il a confié qu’il avait goûté alors à la liberté pour la première fois de sa vie.
« Je me rappelle encore cette sensation, c’est comme si mes poumons ne suffisaient pas à contenir l’air qui les remplissait », avait-il confié. À Beyrouth, lui aussi avait trouvé comme journaliste. Il s’est fait des amis dans le monde entier. Il s’est transformé d’un petit enfant timide en un jeune citadin sûr de lui-même. Ou comme il le dit, d’une façon plus jolie : « En Syrie, j’étais une chenille. À Beyrouth, je suis devenu un papillon. »
Il a fallu près de trois ans, et beaucoup de hauts et de bas, pour que le gouvernement libanais commence à rendre la vie difficile aux Syriens. Jusque-là c’était officiel : le Liban accueillait le plus fort taux de réfugiés par habitant.
Des centaines de milliers d’entre eux vivaient dans une misère totale, un semblant d’aide leur parvenant dans les camps improvisés un peu partout dans le pays. Les enfants travaillaient dans les champs de pommes de terre moyennant 7 dollars par jour. Ils étaient laissés sans éducation. Les gens vivaient sous des tentes fragiles et supportaient la neige en hiver et la sécheresse en été.
Mais parallèlement à la tragédie, un flux de jeunes étaient venus s’installer à Beyrouth, débordant d’énergie créative et de volonté d’aider. Dans la capitale libanaise, ils faisaient la fête, rencontraient des gens de différents pays du monde et discutaient ouvertement – peut-être pour la première fois – de religion et d’athéisme, de sectarisme et de politique.
Les musiciens syriens ont joué avec les artistes libanais, donnant naissance à une explosion de créativité qui nous a poussés tous à danser un week-end après l’autre. Des couples sont tombés amoureux. Certains se sont mariés au cours de cérémonies nuptiales où les invités entonnaient des chansons et scandaient des slogans révolutionnaires entendus pour la dernière fois à Alep ou à Homs. D’autres se sont séparés, les pressions causées par l’exil étant devenues trop lourdes à supporter. Au cours de l’été 2014, j’ai commencé à entendre davantage de gens répéter qu’ils n’avaient d’autres choix que de partir.
Ghannam et Akraa, acculés au mur, figuraient au nombre de ces personnes. « J’ai essayé de me trouver une maison et de me procurer un permis de travail auprès des autorités, mais ils ont refusé », a dit Ghannam, soulignant qu’on lui a expliqué qu’étant Palestinien, il n’est pas autorisé à exercer le journalisme au Liban.
« J’ai cru que ma vie était finie », a-t-il confié, expliquant que d’autres pays hôtes comme la Turquie, l’Égypte ou la Jordanie lui refuseraient également l’entrée pour la même raison : son ascendance palestinienne.
Du rêve au cauchemar
Akraa a lui aussi déployé des efforts considérables pour renouveler son permis de séjour, mais en vain. « Beaucoup de personnes ne comprendront pas ce que je vais dire, mais franchement, il était plus dur pour moi de quitter Beyrouth que Homs », a-t-il dit.
Les mois qui ont précédé leur départ, ils ont vécu dans la peur de tomber sur un homme en uniforme. Ils craignaient non seulement l’arrestation, mais aussi le rapatriement forcé. Leur rêve s’est transformé en un cauchemar marqué par des sentiments de rejet et de claustrophobie, sans aucun doute aggravés par les vieilles blessures des événements dont ils ont témoignés et soufferts en Syrie. La souffrance s’est poursuivie jusqu’à ce qu’ils aient reçu leurs visas – leurs billets pour l’avenir.
C’était le 1er mars 2015 – une date que je n’oublierai jamais – lorsque Ghannam et moi avons pris ensemble l’avion pour Paris. Pour moi, cette nouvelle aventure avec l’amour de ma vie m’a paru comme un extraordinaire cadeau que m’offrait Beyrouth, la ville que j’aime et hais à la fois, dans laquelle mes parents ont grandi et qu’ils ont quittée durant la guerre civile. Quelques mois plus tard, Akraa s’est rendu en Allemagne. Nous sommes restés en contact. Il a dit qu’il était encore tôt de parler de sentiments d’exil. Il a retrouvé d’autres amis syriens qui se sont également rendus en Allemagne. Il rit en disant que « le narguilé à Berlin est moins cher qu’à Beyrouth ».
Mais avançons rapidement vers la fin de l’été 2015, le pic de la crise des migrants. Chaque jour, des milliers de déplacés gagnent les côtes de la Grèce et de l’Italie dans des barques surchargées. La majorité d’entre eux étaient des Syriens, suivis par des Irakiens, des Afghans et des ressortissants d’autres pays embourbés dans la pauvreté et l’insécurité.
L’AFP m’a envoyée dans deux missions que je n’oublierai jamais. D’abord, j’ai passé deux semaines dans l’île grecque de Kos et puis j’ai emprunté la soi-disant route des migrants via les Balkans, sur les pas d’un couple irakien et de leur nourrisson de trois mois, Adam, alors qu’ils se rendaient en Europe de l’Ouest.
Parmi les personnes que j’ai rencontrées au cours de ces deux missions, nombreuses étaient celles qui avaient des histoires similaires à celles de Ghannam et Akraa – bien que ces derniers ont eu la chance de se rendre en Europe en avion.
Beaucoup de réfugiés ont enduré et témoigné d’une violence horrible et d’une persécution, non seulement en Syrie, mais également en Irak et en Afghanistan. Les Syriens, eux, ont fui tous les aspects de la guerre : rebelles, jihadistes, l’armée du régime, les forces kurdes. Ma mère m’avait appris que la guerre est folle. Ses mots n’ont jamais sonné plus vrais, alors que je voyais des familles entières dormir sur la plage dans des tentes fragiles, attendant la permission pour pouvoir poursuivre leur chemin.
En Europe, beaucoup de personnes ont accueilli les migrants, ayant compris instinctivement que s’ils avaient risqué leur vie et franchi frontière après frontière pour arriver ici, c’est qu’ils ont de bonnes raison de fuir. De nombreuses autres personnes les ont en revanche accueillis froidement, mettant à l’épreuve l’âme du continent.
Malgré les énormes difficultés d’adaptation – encore une fois – à un nouveau pays, Ghannam et Akraa restaient optimistes. Tous deux avaient un bon travail. Ils accomplissaient aussi un énorme progrès dans l’apprentissage de la langue.
Quant à moi, je suis très heureuse dans ma nouvelle vie avec mon futur mari à Paris, mais je pense souvent à Beyrouth. Heureusement pour moi, je peux la visiter quand je veux. Beaucoup de Syriens qui ont profondément aimé la ville ne sont plus autorisés à s’y rendre. « Nous avons perdu Beyrouth », dit Akraa, d’une voix tremblante marquée par une nostalgie aigre-douce. « Beyrouth nous a perdus », affirme Ghannam sur un ton de défi.