Journées de la misère syrienne

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Posté sur mars 01 2016 9 minutes de lecture
Journées de la misère syrienne
© Dessins de Christelle Hallal
Les habitants de la Békaa ne donnent pas aux Syriens dans les camps l’appellation de réfugiés : les Syriens dans la Békaa sont des migrants, en d’autres termes des déplacés d’un endroit à l’autre, dans les limites de leur pays.

La plupart de ces migrants, avant le début de la crise, considéraient la visite de la Békaa comme une promenade quotidienne, tout comme l’était le séjour en Syrie pour les habitants de la Békaa.

Les camps syriens dans la Békaa sont antérieurs à la crise. Les ouvriers de la plaine y ont vécu depuis que les Libanais ont commencé à dédaigner le travail de la terre, et quils ont trouvé dans la pauvreté des Syriens un substitut.

Après le début de la crise, les camps se sont élargis dans la Békaa, et le nombre de réfugiés a dépassé celui des habitants. Les tentes qui ont poussé dans tous ses recoins rivalisent presque avec les saisons agricoles.

Dans lun des camps de Bar Élias, le propriétaire du terrain a troqué la culture de pommes de terre contre celle des tentes. Les allocations quil touche des Nations unies sont fixes, garanties, sans risque de pertes. La saison de lexil est prospère. Chaque tente est louée pour cent dollars américains : à chaque fois quune tente est dressée près dune autre, similaire, le propriétaire se réjouit que la crise sinscrive dans la durée.

me lexil est soumis à la distinction de classes. Il y a en effet des camps de misère et des camps quon dit « classe », comme ceux où lon a conduit Angelina Jolie, explique une réfugiée vivant dans la misère. Elle ajoute : « Je vous assure que ce nest pas par sentiment denvie que je le dis, mais eux ont des chambres, pas des tentes. Des chambres en dur avec des murs, un toit et des portes. Des salles de bain correctes, aussi, et une école pour les enfants. »

Dans les camps de Bar Elias, les tentes sont de véritables courants dair en hiver, elles sabattent sur la tête de leurs occupants quand la neige tombe avec trop dintensité. En été, elles concentrent la chaleur du soleil. Et les délégations de solidarité ne leur rendent pas visite.

***

Quand Oum Awad est arrivée dans la Békaa avec sa famille et ses voisins de quartier, les « aides » les attendaient. Une tente a été dressée pour chaque famille. Au bord du terrain où ils ont élu domicile se trouve une sorte de petite chambre en béton, qui semble avoir servi de débarras pour les outils. Tout le monde a convenu quil fallait y loger Oum Awad, en raison de son âge et des douleurs quexacerbe le froid de la Békaa dans ses os. Mais elle aurait mieux fait de ne pas y aller. Elle raconte avec une pointe dironie que cette chambre se transforme, après la tombée de la nuit, en terrain de jeu pour les souris et les rats. Au début, elle a rembourré ses fenêtres avec des lambeaux de tissus et des ustensiles, elle a bouché la porte avec un sommier de lit quelle a récupéré dans la décharge d’à côté et enveloppé de draps. Mais rien ny faisait : avant laube, les rongeurs étaient venus à bout de toutes les barricades. Ils se déplaçaient de nouveau en toute liberté dans la chambre, traînant les cuillères et les verres, jouant avec les restes daliments. Avec le temps, Oum Awad sest familiarisée avec ses « invités », et eux se sont habitués à elle tout autant. Elle dort désormais quand les rongeurs s’éveillent, ils sautillent autour delle, lui reniflent les pieds et les habits avant de s’éloigner calmement.

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Salama nest pas quune jeune fille. Salama est un pays, un peuple, un sol, une culture, une vie. Lexpression « Tant quil y a de la vie, il y a de lespoir », elle lincarne par son sourire qui ne la quitte pas, par son optimisme qui ne sexplique pas, par cette énergie positive quelle propage dans votre esprit, alors même quelle vous guide dans les recoins de la vie du camp, une vie quelle a disciplinée et réglementée de main de maître et de manière équitable.

se trouve le coin de fabrication des « couvertures » avec des restes de pulls en laine anciens et déchirés, quelle rassemble et recoud, avant den faire des couvertures quelle distribue aux plus démunis du camp. Ailleurs, on découvre le coin du pain, avec un poêle, un « saj », et tous les ustensiles pour la pâte. On y trouve des piles de bois, de cartons et de bâtons pour les fourneaux. Le lieu dégage une délicieuse odeur de pain à toute heure de la journée. Le pain est cuit à tour de rôle suivant un programme quotidien distribué aux mères de famille du camp. Ces femmes sont de vrais chefs qui se réveillent tous les matins pour façonner la vie à partir de rien du tout. Un endroit consacré aux chèvres et aux poules et un parc à moutons ornent les bords du camp et confère un certain luxe à la vie qui y règne. Il nest pas négligeable d’être un sans-abri et davoir à sa disposition tous les matins un verre de lait frais et deux œufs pour le petit-déjeuner. Cest comme cela que la tragédie est suspendue pour un moment et que la vie retrouve son goût habituel.

Salama sindigne des propos dun ministre libanais qui accuse les réfugiés daggraver la crise des déchets. A son intention, elle a cette réponse : « Nous mangeons à peine à notre faim, ceux qui sont affamés ne jettent pas dordures. Les ordures constituent parfois leurs repas. »

***

Dans ce camp, rien ne me fait davantage souffrir que le froid, dit la jeune fille. Je peux supporter la faim et lexode, vivre sans école et sans jouets, mais je ne peux pas supporter le froid.

En Syrie, jaimais la neige. Jy voyais une fête pour les enfants. Je cherchais à la toucher, à jouer sur son manteau blanc. Je ne savais pas quelle était si froide, et que sa blancheur noircirait nos vies, rendrait nos lèvres bleues, nos nez rouges, nos cœurs sans pouls. Javais tort de croire que je laimais.

La neige me confère un sentiment dimpuissance, me fait sentir que ma vie inspire de la pitié, que jai besoin de beaucoup de manteaux, de pulls et de chaussettes en laine, et de bottes hautes, que mes parents ne peuvent pas me payer actuellement.

Les aides que nous avions portées au camp ce jour-là consistaient en trois caisses de chaussures dhiver pour les enfants. Le « gendarme » a appelé les enfants du camp et leur a demandé de se diviser en trois rangs. Chaque enfant se tenait debout devant nous, le temps denregistrer son nom, son âge et sa pointure, et de se faire remettre une paire de souliers. Cela saccompagnait parfois dun baiser, dun clin d’œil ou dun sourire. Lenfant chaussait le soulier immédiatement avant de reprendre le chemin de sa tente.

Quand est venu son tour, la petite coquine sest tenue devant moi, ma demandé de lui choisir une paire, et a approuvé mon choix. Jai été marquée par le fait quelle na pas chaussé les souliers immédiatement, comme les autres lont fait, mais les a pris sous ses aisselles avant de s’éloigner. Ayant repris mon travail, je lai repérée un peu plus tard, debout dans le troisième rang, sefforçant de ne pas croiser mon regard. Quand je me suis approchée delle, elle a éclaté en sanglots avant même que je ne prononce un mot. Je lai pris de côté pour la réprimander. Dune voix entrecoupée de pleurs, elle ma dit : « Je veux une autre paire, plus grande que celle que jai eue pour cet hiver. Qui me garantit que jen obtiendrai une autre pour lhiver prochain ? Peut-être ne reviendrez-vous pas une nouvelle fois, peut-être nous oublierez-vous. Le froid ne nous oubliera pas. »

***

Ma maison à Hourane, toute modeste quelle soit, est la plus belle maison du monde. Elle est composée dune grande pièce à laquelle sont accolées deux autres, plus étroites, comme deux enfants étreints par leur mère. Un grand salon les entoure de toutes parts : il y règne un sentiment de satisfaction et de contentement, avec le flot discontinu de paroles de mes sœurs, les odeurs des produits agricoles que mon père ramenait chaque soir, les allées et venues de ma mère qui insufflait la vie comme une âme qui intègre le corps dun nouveau-né.

A chaque fois que jentre dans ma chambre noire ici, la chaleur des murs et des planchers de ma maison me manque. Me manquent aussi le toucher du bois de ses portes et de ses fenêtres anciennes, les oranges amères qui éclairaient sa sombre cour intérieure comme des étoiles dans un ciel d’été, le clapotis de leau dans la petite fontaine au milieu du salon, quand ma mère oubliait le robinet ouvert, et que ma grand-mère traînait des pieds pour le fermer correctement tout en pestant contre les brus négligentes.

Pourquoi jai choisi lexil ? Mon père était un cultivateur de blé. Je ne sais pourquoi son travail na jamais fait quaggraver notre pauvreté. Il a vu dans la révolution un exutoire à son impuissance et à notre faim. Il a pris part aux manifestations, ma mère ne la pas retenu, elle était encore plus enthousiaste que lui. Quelques jours après la première manifestation, les visiteurs de la nuit lont emmené devant nos yeux. Ils lont ramené quelques jours plus tard dans un sac blanc, son corps était boursouflé, il navait plus ni tête ni extrémités. Nous lavons enterré sur-le-champ, avant de prendre la route.

Aujourdhui, je fais le ménage dans les maisons. Une familiarité me lie désormais à ces portes, auxquelles je frappe chaque matin. Peut-être parce que nous sommes tous deux des déracinés, peut-être parce que, comme elles, jai perfectionné lart dattendre silencieusement sur les paliers. Les maisons que je visite me rendent mélancolique : la chaleur qui sy répand, les voix des enfants et des parents qui sentremêlent, surtout au matin, les odeurs de lessive et de cuisine, le tintement des cuillères dans les tasses de thé… me rappellent que je suis une réfugiée et une étrangère.

Cela fait quatre ans que je suis là. Après tout ce temps, je deviens incapable de répondre aux questions sur les causes de mon exil. Je rêve de retourner à mon pays, et je rêve aussi que les autres, ceux qui sy trouvent actuellement, rentrent dans leur pays. Peut-être que la cause de ma présence ici sexplique par leur présence là-bas. Je souhaite avoir assez daudace pour critiquer en face ceux qui sont dérangés par mon accent, ou par la couleur de ma peau, et leur dire : si vous rentrez chez vous, nous rentrerons chez nous. »

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