La plupart de ces migrants, avant le début de la crise, considéraient la visite de la Békaa comme une promenade quotidienne, tout comme l’était le séjour en Syrie pour les habitants de la Békaa.
Les camps syriens dans la Békaa sont antérieurs à la crise. Les ouvriers de la plaine y ont vécu depuis que les Libanais ont commencé à dédaigner le travail de la terre, et qu’ils ont trouvé dans la pauvreté des Syriens un substitut.
Après le début de la crise, les camps se sont élargis dans la Békaa, et le nombre de réfugiés a dépassé celui des habitants. Les tentes qui ont poussé dans tous ses recoins rivalisent presque avec les saisons agricoles.
Dans l’un des camps de Bar Élias, le propriétaire du terrain a troqué la culture de pommes de terre contre celle des tentes. Les allocations qu’il touche des Nations unies sont fixes, garanties, sans risque de pertes. La saison de l’exil est prospère. Chaque tente est louée pour cent dollars américains : à chaque fois qu’une tente est dressée près d’une autre, similaire, le propriétaire se réjouit que la crise s’inscrive dans la durée.
Même l’exil est soumis à la distinction de classes. Il y a en effet des camps de misère et des camps qu’on dit « classe », comme ceux où l’on a conduit Angelina Jolie, explique une réfugiée vivant dans la misère. Elle ajoute : « Je vous assure que ce n’est pas par sentiment d’envie que je le dis, mais eux ont des chambres, pas des tentes. Des chambres en dur avec des murs, un toit et des portes. Des salles de bain correctes, aussi, et une école pour les enfants. »
Dans les camps de Bar Elias, les tentes sont de véritables courants d’air en hiver, elles s’abattent sur la tête de leurs occupants quand la neige tombe avec trop d’intensité. En été, elles concentrent la chaleur du soleil. Et les délégations de solidarité ne leur rendent pas visite.
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Quand Oum Awad est arrivée dans la Békaa avec sa famille et ses voisins de quartier, les « aides » les attendaient. Une tente a été dressée pour chaque famille. Au bord du terrain où ils ont élu domicile se trouve une sorte de petite chambre en béton, qui semble avoir servi de débarras pour les outils. Tout le monde a convenu qu’il fallait y loger Oum Awad, en raison de son âge et des douleurs qu’exacerbe le froid de la Békaa dans ses os. Mais elle aurait mieux fait de ne pas y aller. Elle raconte avec une pointe d’ironie que cette chambre se transforme, après la tombée de la nuit, en terrain de jeu pour les souris et les rats. Au début, elle a rembourré ses fenêtres avec des lambeaux de tissus et des ustensiles, elle a bouché la porte avec un sommier de lit qu’elle a récupéré dans la décharge d’à côté et enveloppé de draps. Mais rien n’y faisait : avant l’aube, les rongeurs étaient venus à bout de toutes les barricades. Ils se déplaçaient de nouveau en toute liberté dans la chambre, traînant les cuillères et les verres, jouant avec les restes d’aliments. Avec le temps, Oum Awad s’est familiarisée avec ses « invités », et eux se sont habitués à elle tout autant. Elle dort désormais quand les rongeurs s’éveillent, ils sautillent autour d’elle, lui reniflent les pieds et les habits avant de s’éloigner calmement.
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Salama n’est pas qu’une jeune fille. Salama est un pays, un peuple, un sol, une culture, une vie. L’expression « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », elle l’incarne par son sourire qui ne la quitte pas, par son optimisme qui ne s’explique pas, par cette énergie positive qu’elle propage dans votre esprit, alors même qu’elle vous guide dans les recoins de la vie du camp, une vie qu’elle a disciplinée et réglementée de main de maître et de manière équitable.
Là se trouve le coin de fabrication des « couvertures » avec des restes de pulls en laine anciens et déchirés, qu’elle rassemble et recoud, avant d’en faire des couvertures qu’elle distribue aux plus démunis du camp. Ailleurs, on découvre le coin du pain, avec un poêle, un « saj », et tous les ustensiles pour la pâte. On y trouve des piles de bois, de cartons et de bâtons pour les fourneaux. Le lieu dégage une délicieuse odeur de pain à toute heure de la journée. Le pain est cuit à tour de rôle suivant un programme quotidien distribué aux mères de famille du camp. Ces femmes sont de vrais chefs qui se réveillent tous les matins pour façonner la vie à partir de rien du tout. Un endroit consacré aux chèvres et aux poules et un parc à moutons ornent les bords du camp et confère un certain luxe à la vie qui y règne. Il n’est pas négligeable d’être un sans-abri et d’avoir à sa disposition tous les matins un verre de lait frais et deux œufs pour le petit-déjeuner. C’est comme cela que la tragédie est suspendue pour un moment et que la vie retrouve son goût habituel.
Salama s’indigne des propos d’un ministre libanais qui accuse les réfugiés d’aggraver la crise des déchets. A son intention, elle a cette réponse : « Nous mangeons à peine à notre faim, ceux qui sont affamés ne jettent pas d’ordures. Les ordures constituent parfois leurs repas. »
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Dans ce camp, rien ne me fait davantage souffrir que le froid, dit la jeune fille. Je peux supporter la faim et l’exode, vivre sans école et sans jouets, mais je ne peux pas supporter le froid.
En Syrie, j’aimais la neige. J’y voyais une fête pour les enfants. Je cherchais à la toucher, à jouer sur son manteau blanc. Je ne savais pas qu’elle était si froide, et que sa blancheur noircirait nos vies, rendrait nos lèvres bleues, nos nez rouges, nos cœurs sans pouls. J’avais tort de croire que je l’aimais.
La neige me confère un sentiment d’impuissance, me fait sentir que ma vie inspire de la pitié, que j’ai besoin de beaucoup de manteaux, de pulls et de chaussettes en laine, et de bottes hautes, que mes parents ne peuvent pas me payer actuellement.
Les aides que nous avions portées au camp ce jour-là consistaient en trois caisses de chaussures d’hiver pour les enfants. Le « gendarme » a appelé les enfants du camp et leur a demandé de se diviser en trois rangs. Chaque enfant se tenait debout devant nous, le temps d’enregistrer son nom, son âge et sa pointure, et de se faire remettre une paire de souliers. Cela s’accompagnait parfois d’un baiser, d’un clin d’œil ou d’un sourire. L’enfant chaussait le soulier immédiatement avant de reprendre le chemin de sa tente.
Quand est venu son tour, la petite coquine s’est tenue devant moi, m’a demandé de lui choisir une paire, et a approuvé mon choix. J’ai été marquée par le fait qu’elle n’a pas chaussé les souliers immédiatement, comme les autres l’ont fait, mais les a pris sous ses aisselles avant de s’éloigner. Ayant repris mon travail, je l’ai repérée un peu plus tard, debout dans le troisième rang, s’efforçant de ne pas croiser mon regard. Quand je me suis approchée d’elle, elle a éclaté en sanglots avant même que je ne prononce un mot. Je l’ai pris de côté pour la réprimander. D’une voix entrecoupée de pleurs, elle m’a dit : « Je veux une autre paire, plus grande que celle que j’ai eue pour cet hiver. Qui me garantit que j’en obtiendrai une autre pour l’hiver prochain ? Peut-être ne reviendrez-vous pas une nouvelle fois, peut-être nous oublierez-vous. Le froid ne nous oubliera pas. »
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Ma maison à Hourane, toute modeste qu’elle soit, est la plus belle maison du monde. Elle est composée d’une grande pièce à laquelle sont accolées deux autres, plus étroites, comme deux enfants étreints par leur mère. Un grand salon les entoure de toutes parts : il y règne un sentiment de satisfaction et de contentement, avec le flot discontinu de paroles de mes sœurs, les odeurs des produits agricoles que mon père ramenait chaque soir, les allées et venues de ma mère qui insufflait la vie comme une âme qui intègre le corps d’un nouveau-né.
A chaque fois que j’entre dans ma chambre noire ici, la chaleur des murs et des planchers de ma maison me manque. Me manquent aussi le toucher du bois de ses portes et de ses fenêtres anciennes, les oranges amères qui éclairaient sa sombre cour intérieure comme des étoiles dans un ciel d’été, le clapotis de l’eau dans la petite fontaine au milieu du salon, quand ma mère oubliait le robinet ouvert, et que ma grand-mère traînait des pieds pour le fermer correctement tout en pestant contre les brus négligentes.
Pourquoi j’ai choisi l’exil ? Mon père était un cultivateur de blé. Je ne sais pourquoi son travail n’a jamais fait qu’aggraver notre pauvreté. Il a vu dans la révolution un exutoire à son impuissance et à notre faim. Il a pris part aux manifestations, ma mère ne l’a pas retenu, elle était encore plus enthousiaste que lui. Quelques jours après la première manifestation, les visiteurs de la nuit l’ont emmené devant nos yeux. Ils l’ont ramené quelques jours plus tard dans un sac blanc, son corps était boursouflé, il n’avait plus ni tête ni extrémités. Nous l’avons enterré sur-le-champ, avant de prendre la route.
Aujourd’hui, je fais le ménage dans les maisons. Une familiarité me lie désormais à ces portes, auxquelles je frappe chaque matin. Peut-être parce que nous sommes tous deux des déracinés, peut-être parce que, comme elles, j’ai perfectionné l’art d’attendre silencieusement sur les paliers. Les maisons que je visite me rendent mélancolique : la chaleur qui s’y répand, les voix des enfants et des parents qui s’entremêlent, surtout au matin, les odeurs de lessive et de cuisine, le tintement des cuillères dans les tasses de thé… me rappellent que je suis une réfugiée et une étrangère.
Cela fait quatre ans que je suis là. Après tout ce temps, je deviens incapable de répondre aux questions sur les causes de mon exil. Je rêve de retourner à mon pays, et je rêve aussi que les autres, ceux qui s’y trouvent actuellement, rentrent dans leur pays. Peut-être que la cause de ma présence ici s’explique par leur présence là-bas. Je souhaite avoir assez d’audace pour critiquer en face ceux qui sont dérangés par mon accent, ou par la couleur de ma peau, et leur dire : si vous rentrez chez vous, nous rentrerons chez nous. »