L’image de Beyrouth est bien ancrée dans la mémoire de tous les Syriens, qui ont pris le temps d’écouter et de lire l’art du Liban. Dans leur imaginaire qui a failli devenir une certitude, Beyrouth représente spécifiquement le chemin pour le périple de « Biye3 el-Khawatem »* (Le vendeur de bagues).
Je retenais par cœur et je retiens toujours les pièces de théâtre des Libanais, sans en omettre le moindre détail, notamment lorsque j’ai décidé de fuir chaque « Rajeh »* qui sévissait dans le pays.
Dans ma mémoire, ce nom est devenu celui de plusieurs milliers d’assassins dont j’ignore les noms. J’ignore non plus comment ils ont été capables de tout ce mal. Je sais seulement qu’il s’agit sans doute du résultat de nombreuses années de terrorisme pratiqué sous toutes ses formes, face à l’ignorance, aux larmes des pauvres et au sang des victimes d’humiliations depuis deux guerres ou plus. Certains parmi nous avaient fui au-delà des « Jbel el-Souwen »* (Montagnes de silex), mais d’autres n’avaient pas réussi à aller au-delà du seuil d’une cave de torture ou d’une tombe, tandis que d’autres encore sont arrivés (au Liban) là où leur mémoire abonde en images tirées de « Nawatir el-Talj »* (Les gardiens de la neige) et de « Chouyoukh el-Marajel »* (Les héros) tels que je les écoutais. C’est donc là où je suis arrivé et où j’ai pu reprendre mon souffle, qui se coupait à chaque fois que j’arrivais à un point de contrôle syrien avant Masnaa (le point de passage frontalier entre le Liban et la Syrie) et peut-être même après.
Mes vingt années antérieures à ce chagrin auraient pu s’écouler paisiblement, silencieusement. Certains parmi nous ont provoqué le bruit et se sont laissés façonner par le bruit. Il leur a appris à dire devant tout ce vacarme : « Non au silence des agneaux ».
Depuis des années, je constate une flagrante analogie entre mon être et celui des habitants de cette partie de la terre. Des années faites de meurtres similaires à la façon avec laquelle ils vont mourir un jour. Leur mémoire abonde de noms de défunts et de personnes portées disparues ou poussées à l’exode.
Ils ont apprivoisé le chagrin plus que nous mais expriment tout comme nous, sauf l’amour. Je ne sais pas comment je suis arrivé des « Souhoul el-Dabab » (Les plaines du brouillard, en allusion à la Syrie), plein de suspicions pendant que je frayais mon chemin parmi des gens qui scrutaient ce « Rajeh » venu d’ailleurs. Ils croyaient que je le portais en moi. Pour eux, tous mes compatriotes sont des « Rajeh », à l’exception de ceux qui parviennent à les convaincre qu’ils ont renoncé au mal ou qu’ils ne l’ont jamais endossé.
Mon espoir d’une paix spirituelle s’estompait à chaque fois que je rencontrais une personne persuadée que rien de bien ne pouvait émaner d’un « Rajeh » ou de quelqu’un qui venait de là-bas (la Syrie), ce là-bas envahi de chagrin à cause des enfants et des familles qui fuient vers des lieux plus sûrs, là où l’on peut comprendre le loup et l’agneau sans préjugés.
Je suis arrivé depuis deux ans (au Liban), et j’étais contraint d’abandonner mes rêves et de chercher du travail dans les rues et les places de Beyrouth. Ma quête m’a rapproché des gens et de la pierre. Elle m’a permis de faire la connaissance de personnes formidables, avec qui je partage la même mémoire et le même présent. Leurs souhaits ressemblent aux miens. Ils ont comme moi deux centres d’intérêt. J’ai fusionné avec ce peuple au point de sentir que la terre ici, nous unit plus que là-bas, là où je cherchais une lueur d’espoir cachée dans des noms enfouis dans ma mémoire, mais qui sont devenus ceux de mon présent : Dora, le pont Barbir et Achrafieh ou encore la rue Hamra qui ne se lasse pas de nos pas, nous unissent. Il y a aussi les théâtres sur les planches desquels s’étaient tenus des personnages qui avaient forgé ma mémoire de cet endroit, Beyrouth, le Beyrouth de tous.
Je suis désormais persuadé que les gens ne se ressemblent pas, que si nous avons faim, cela ne signifie pas qu’eux sont rassasiés ; mais nous inter-réagissons. Ils se préoccupent de nous et nous d’eux. Nous formons une même entité. Il y en a parmi nous qui les haïssent et ils y en a parmi eux qui nous détestent. Nous partageons la même terre, le même vent et la même eau. Nous avons peur comme eux, de la mort, de l’exode et de ceux qui nous surveillent la nuit. Ils nous tendent la main pour nous aider et nous leur tendons une seule ou de petites mains qui ne suffisent pas pour apporter de l’aide.
Depuis que je ne fais plus qu’un avec la chaleur des rues et que je surmonte mon chagrin dans ma chambre, j’en suis arrivé à réaliser que chaque individu qui vient de « Souhoul el-Dabab » finit par réaliser que le voile qui bouche notre vue et la leur est constitué en réalité d’idées préconçues et périmées au même titre que leur « Rajeh » et le nôtre.
* « Le vendeur de bagues » : une opérette et un film des frères Rahbani.
* Rajeh : un personnage fictif de l’opérette « Le vendeur de bagues » présenté comme étant un bandit. Il est créé par le maire d’un village qui voulait s’enorgueillir d’exploits fictifs. Dans un des tableaux de l’opérette, un vrai Rajeh fait son entrée sur scène, mais il s’agit d’un marchand de bagues qui torpille les efforts de ceux qui voulaient profiter de son personnage pour intimider les villageois.
* « Jbel el-Souwwen » : une opérette des frères Rahbani.
* « Nawatir el-Talj » : une chanson tirée de l’opérette « Le vendeur de bagues »
* « Chouyoukh el-Marajel » : une chanson tirée de l’opérette « Loulou » des frères Rahbani.