Moi, l'étranger

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Posté sur mars 01 2016 6 minutes de lecture
Moi, l'étranger
© Dessin de Nisrine Sarkis
Je suis la vendeuse de paquets de mouchoirs en papier, debout sous la pluie près du feu rouge, avec un sac plus grand qu’elle

je suis celle qui envie les enfants de son âge se rendant chaque jour à l’école en autocar, et dont les rires et les chansons remplissent le matin froid ; je suis celle quils regardent dun air apitoyé, quand lautocar sarrête au feu rouge.

Je suis celle qui fixe leurs yeux et sait ce quils disent ; celle qui regarde leurs tabliers colorés, leurs cheveux soignés, parés de belles boucles ; celle qui se souvient de son propre tablier calciné par la guerre ; celle qui leur envie leur bonnet de laine, leur anorak bourré, celle dont le hijab a été trempé par la tempête, et dont lhumidité a terni les beaux cheveux couverts.

Moi qui suis allée un jour à l’école, comme eux ; moi qui aimait la souriante maîtresse et la grande salle de classe ; et les pupitres en bois sur lesquels je grattais des figures ; moi dont les camarades ont été éparpillées quand la guerre a éclaté et que l’école a été réduites en décombres ; moi qui leur manque à toutes ; moi qui voudrais pouvoir fermer les yeux à linstant, et prendre avec ces enfants cet autocar qui sarrête au feu rouge.

Moi dont linstitutrice aimait les dessins, et quelle avait promis à une carrière de dessinatrice ou dingénieur, moi qui ait cru linstitutrice ; moi qui lait cru.

Moi qui tape aux vitres des voitures dans lespoir de vendre un paquet de mouchoirs, moi quon chasse sans raison dun geste impatient ; moi qui entends le jour et une partie de la nuit leurs insultes à mon égard et à l’égard de tous ceux que jaime ; moi qui déteste cette pluie qui me trempe, et la morsure du froid, et la brûlure du soleil, et la fumée des monceaux dordures qui ronge mes poumons, et les klaxons des voitures maintenant et toujours.

Moi qui traînant plus longtemps dans la rue, sera mangée bientôt par un ogre.

***

Moi le père de famille qui ait fui vers ce pays, avec ma femme et mes filles ; moi qui ait abandonné maison et biens pour les protéger des loups en furie ; moi qui nait pu leur trouver un logement bien chauffé pour remplacer celui quils ont perdu ; ni un toit qui les protège de la pluie et du froid ; moi qui suis resté impuissant à satisfaire aux demandes quils nosaient pas formuler devant moi.

Moi cet homme aux cheveux blancs.

Moi qui ait erré dans la ville, à la recherche dun emploi, de nimporte quel emploi qui maiderait à satisfaire leurs besoins et m’épargnerais de réclamer une aide condescendante.

Moi qui ait essuyé refus sur refus à cause de mon âge plutôt avancé ; moi qui suis resté égaré et perplexe, ne sachant que faire de cette masse de chair affamé; moi qui ait vu la vie en noir et qui ait refusé de tendre la main ou de mendier quelque chose, parce que je ne savais le faire ni ne voulais le savoir ; moi qui me suis tenu sur une chaise métallique rouillée et branlante ; moi qui ait noué fermement la grosse corde au crochet du plafond et qui me la suis passée au cou ; moi qui ait tiré fort sur ma dernière cigarette et dun souffle ait chassé tous les soucis de mon cœur ; moi qui ait jeté le mégot par terre avec toute ma foi en une justice dans ce monde.

Moi qui a poussé la chaise du pied et suis resté suspendu au plafond

***

Moi le jeune homme forcé de quitter lUniversité ; moi qui navait plus quun an pour achever mes études de médecine dentaire ; moi qui ait perdu la plupart des membres de ma famille en une seule explosion ; moi qui redoute le scalpel et hait le sang à force den avoir vu couler et den avoir été éclaboussé.

Moi qui suis arrivé dans ce pays sans documents officiels ; moi qui ait aimé les gens dici, bien quils se méfient de moi et de mon accent.

Moi à qui lon a refusé de louer une pauvre chambre parce que j’étais seul ; moi quon a regardé comme on regarde un intrus, un agent, un terroriste.

Moi qui ait cherché le passeur, moi qui pleinement convaincu ait décidé de risquer ma vie pour gagner lEurope à la recherche de droits de lhomme que javais perdu chez moi et chez vous.

Moi qui vais passer un gilet de sauvetage et quitter cette côte pour un nouveau pays ; moi qui nait jamais appris à nager.

Moi que les vagues de la Méditerranée ont avalé et vomi sur une grève pour être enterré dans le cimetière des étrangers.

***

Moi la mère qui ait enveloppé son ventre dune couverture de laine, enviant la chaleur dans laquelle baignait lenfant au-dedans delle ; moi qui regardait mes doigts fendillés et bleuis par le froid ; moi quon ne cessait dinterroger : « Mais pourquoi cette grossesse et est-ce que tes seins peuvent encore donner du lait ? » ; moi quon interpellait : « Pourquoi encore des enfants, alors que tu vis sous une tente de réfugié? ».

Moi qui suis restée stérile neuf ans, et qui nai enfin conçu que dans ces circonstances ; moi qui ait été terrorisée quand mes règles ont cessé, craignant d’être devenue stérile ; moi qui suis restée incrédule à la nouvelle que javais conçu ; qui ait pensé que le médecin du camp me réconfortait, cherchant à relever mon moral ; moi dont le regard a été métamorphosé et qui ait commencé à voir le monde par les yeux de cet enfant dans mes entrailles.

Moi qui, malgré la guerre, la souffrance et les épreuves, ait vu poindre en moi la lueur despoir dont je rêvais depuis des années ; moi qui ait imaginé de petits vêtements de couleur rose et bleue ; qui ait rêvé dune poussette que je promènerais ; dun enfant qui rirait et mappellerait du plus beau des noms ; moi qui ait attendu dix ans ce mot ; qui ait prié et me suis endormie en pleurs implorant le ciel, et dont limploration et lattente ont enfin été exaucées.

Moi dont lenfant est mort de tristesse avant de naître ; moi qui ne connaîtrait plus jamais la maternité.

(Remarque : toute ressemblance avec les personnages décrits dans ces courts récits et les faits qui se sont réellement produits nest ni fortuite, ni accidentelle).

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