je suis celle qui envie les enfants de son âge se rendant chaque jour à l’école en autocar, et dont les rires et les chansons remplissent le matin froid ; je suis celle qu’ils regardent d’un air apitoyé, quand l’autocar s’arrête au feu rouge.
Je suis celle qui fixe leurs yeux et sait ce qu’ils disent ; celle qui regarde leurs tabliers colorés, leurs cheveux soignés, parés de belles boucles ; celle qui se souvient de son propre tablier calciné par la guerre ; celle qui leur envie leur bonnet de laine, leur anorak bourré, celle dont le hijab a été trempé par la tempête, et dont l’humidité a terni les beaux cheveux couverts.
Moi qui suis allée un jour à l’école, comme eux ; moi qui aimait la souriante maîtresse et la grande salle de classe ; et les pupitres en bois sur lesquels je grattais des figures ; moi dont les camarades ont été éparpillées quand la guerre a éclaté et que l’école a été réduites en décombres ; moi qui leur manque à toutes ; moi qui voudrais pouvoir fermer les yeux à l’instant, et prendre avec ces enfants cet autocar qui s’arrête au feu rouge.
Moi dont l’institutrice aimait les dessins, et qu’elle avait promis à une carrière de dessinatrice ou d’ingénieur, moi qui ait cru l’institutrice ; moi qui l’ait cru.
Moi qui tape aux vitres des voitures dans l’espoir de vendre un paquet de mouchoirs, moi qu’on chasse sans raison d’un geste impatient ; moi qui entends le jour et une partie de la nuit leurs insultes à mon égard et à l’égard de tous ceux que j’aime ; moi qui déteste cette pluie qui me trempe, et la morsure du froid, et la brûlure du soleil, et la fumée des monceaux d’ordures qui ronge mes poumons, et les klaxons des voitures maintenant et toujours.
Moi qui traînant plus longtemps dans la rue, sera mangée bientôt par un ogre.
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Moi le père de famille qui ait fui vers ce pays, avec ma femme et mes filles ; moi qui ait abandonné maison et biens pour les protéger des loups en furie ; moi qui n’ait pu leur trouver un logement bien chauffé pour remplacer celui qu’ils ont perdu ; ni un toit qui les protège de la pluie et du froid ; moi qui suis resté impuissant à satisfaire aux demandes qu’ils n’osaient pas formuler devant moi.
Moi cet homme aux cheveux blancs.
Moi qui ait erré dans la ville, à la recherche d’un emploi, de n’importe quel emploi qui m’aiderait à satisfaire leurs besoins et m’épargnerais de réclamer une aide condescendante.
Moi qui ait essuyé refus sur refus à cause de mon âge plutôt avancé ; moi qui suis resté égaré et perplexe, ne sachant que faire de cette masse de chair affamée ; moi qui ait vu la vie en noir et qui ait refusé de tendre la main ou de mendier quelque chose, parce que je ne savais le faire ni ne voulais le savoir ; moi qui me suis tenu sur une chaise métallique rouillée et branlante ; moi qui ait noué fermement la grosse corde au crochet du plafond et qui me la suis passée au cou ; moi qui ait tiré fort sur ma dernière cigarette et d’un souffle ait chassé tous les soucis de mon cœur ; moi qui ait jeté le mégot par terre avec toute ma foi en une justice dans ce monde.
Moi qui a poussé la chaise du pied et suis resté suspendu au plafond…
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Moi le jeune homme forcé de quitter l’Université ; moi qui n’avait plus qu’un an pour achever mes études de médecine dentaire ; moi qui ait perdu la plupart des membres de ma famille en une seule explosion ; moi qui redoute le scalpel et hait le sang à force d’en avoir vu couler et d’en avoir été éclaboussé.
Moi qui suis arrivé dans ce pays sans documents officiels ; moi qui ait aimé les gens d’ici, bien qu’ils se méfient de moi et de mon accent.
Moi à qui l’on a refusé de louer une pauvre chambre parce que j’étais seul ; moi qu’on a regardé comme on regarde un intrus, un agent, un terroriste.
Moi qui ait cherché le passeur, moi qui pleinement convaincu ait décidé de risquer ma vie pour gagner l’Europe à la recherche de droits de l’homme que j’avais perdu chez moi et chez vous.
Moi qui vais passer un gilet de sauvetage et quitter cette côte pour un nouveau pays ; moi qui n’ait jamais appris à nager.
Moi que les vagues de la Méditerranée ont avalé et vomi sur une grève pour être enterré dans le cimetière des étrangers.
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Moi la mère qui ait enveloppé son ventre d’une couverture de laine, enviant la chaleur dans laquelle baignait l’enfant au-dedans d’elle ; moi qui regardait mes doigts fendillés et bleuis par le froid ; moi qu’on ne cessait d’interroger : « Mais pourquoi cette grossesse et est-ce que tes seins peuvent encore donner du lait ? » ; moi qu’on interpellait : « Pourquoi encore des enfants, alors que tu vis sous une tente de réfugiés ? ».
Moi qui suis restée stérile neuf ans, et qui n’ai enfin conçu que dans ces circonstances ; moi qui ait été terrorisée quand mes règles ont cessé, craignant d’être devenue stérile ; moi qui suis restée incrédule à la nouvelle que j’avais conçu ; qui ait pensé que le médecin du camp me réconfortait, cherchant à relever mon moral ; moi dont le regard a été métamorphosé et qui ait commencé à voir le monde par les yeux de cet enfant dans mes entrailles.
Moi qui, malgré la guerre, la souffrance et les épreuves, ait vu poindre en moi la lueur d’espoir dont je rêvais depuis des années ; moi qui ait imaginé de petits vêtements de couleur rose et bleue ; qui ait rêvé d’une poussette que je promènerais ; d’un enfant qui rirait et m’appellerait du plus beau des noms ; moi qui ait attendu dix ans ce mot ; qui ait prié et me suis endormie en pleurs implorant le ciel, et dont l’imploration et l’attente ont enfin été exaucées.
Moi dont l’enfant est mort de tristesse avant de naître ; moi qui ne connaîtrait plus jamais la maternité.
(Remarque : toute ressemblance avec les personnages décrits dans ces courts récits et les faits qui se sont réellement produits n’est ni fortuite, ni accidentelle).