Il a pris l’habitude de se retrouver à la même heure, au même endroit, devenu un espace d’échanges nostalgiques, éloigné de la notion de refuge au Liban et de la souffrance qui y est associée. Dans les souvenirs égrenés, il est un peu question de la Syrie et beaucoup plus d’histoires personnelles. Les membres du groupe laissent leur imaginaire vagabonder entre les rues, les dédales et les villes de leur pays.
La « bande » se réunit chaque samedi, à 10h, dans ce café. Les visages changent au fur et à mesure que des nouveaux venus s’intègrent au groupe et que d’autres l’abandonnent. Au fil des cinq dernières années, nombreux sont ceux qui, parmi ceux qui ont pris place autour de cette table, sont partis. D’autres, une minorité, sont restés au Liban, rien que parce qu’il jouxte le territoire syrien ou parce qu’ils attendent, dans l’espoir de partir. Ce n’est pas la souffrance qui les réunit, eux qui viennent de différentes villes syriennes. Ils reconnaissent d’ailleurs qu’ils mènent au Liban une vie économique satisfaisante.
Au cours de la dernière rencontre, durant laquelle se sont mélangés des sujets aussi divers que la politique, le terrorisme, le régime, Daech et l’opposition, il a été longuement question du Liban, de la quête de refuge, du calvaire des Syriens dans les camps, aux frontières et sur les points de passage. Tous ceux qui se sont réfugiés au Liban, même « l’élite » – sachant que je formule des réserves sur cette appellation – qui bénéficie d’un minimum d’autosuffisance économique, éprouvent le sentiment que le pays a échoué à réagir proprement à la crise syrienne et à l’exploiter positivement à son avantage.
Sur cette même table, c’est un autre aspect de l’impact de la crise syrienne sur le Liban qui est mis en relief. Il n’a rien à voir avec la souffrance générée par celle-ci. Ici, point de tentes ou de longues files d’attentes formées dans la perspective d’obtenir des aides qui tantôt arrivent, tantôt s’interrompent en attendant le déblocage des fonds des États et des organismes donateurs.
La « bande » compte ce jour-là parmi ses membres une créatrice de bijoux. Avec l’entrée du facteur militaire et guerrier à Alep, elle a rapidement décidé de fermer boutique, surtout qu’elle avait développé une peur bleue d’éventuels cambriolages. Ella a rassemblé sans tarder tout ce qu’elle possédait et a pris la direction de la frontière turque qu’elle a réussi à traverser, à travers un point de passage, après une longue période empreinte de difficultés liées aux formalités de régularisation du transfert de ses biens.
Elle explique la décision qu’elle a prise. Ce n’est pas la première fois d’ailleurs qu’elle raconte son histoire, autour de cette table. Elle prie les personnes présentes de patienter. Elle présente ses excuses pour les répétitions et poursuit son récit : quelques semaines plus tard, elle a décidé de se rendre par avion à Beyrouth et d’y exercer de nouveau son métier. Selon elle, le choix de Beyrouth a été dicté par sa capacité à reprendre dans un autre pays arabe, ce qu’elle avait commencé à Alep, mais aussi par des questions privées, d’ordre familial. Le fait qu’elle se répète, explique-t-elle à ses interlocuteurs, était pour leur montrer qu’elle a pu apporter une plus value au Liban. Elle reconnaît que la crise syrienne a pesé de tout son poids sur ce pays, mais elle considère qu’elle a également eu un certain impact positif. Elle fait état ainsi, en parlant de sa propre expérience, de dizaines de cas similaires d’hommes d’affaires, de commerçants et d’investisseurs qui se sont établis au Liban.
Sur cette même table, il y avait aussi ce jour-là un cinéaste syrien en début de carrière. Pour lui, la décision de se rendre à Beyrouth était indiscutable. Il s’était attendu au début de la crise syrienne à ce que la capitale libanaise devienne un refuge artistique et culturel pour les Syriens. Il avait vu juste. Selon ses dires, la production locale, notamment de feuilletons télévisés a connu une importante évolution qualitative, grâce aux œuvres communes et aux expertises syriennes qui ont trouvé dans Beyrouth un espace à partir duquel elles pouvaient décoller et multiplier les succès.
Les années passées en Syrie sur les bancs de l’école lui reviennent en mémoire. Il compare l’espace de liberté culturelle accordée au Liban à celui alors disponible en Syrie. Selon lui, seuls les domaines relevant du secteur privé, tel que le sien, ont pu donner lieu à des réalisations positives au niveau de la coopération libano-syrienne.
Les débats se diversifient. Ils oscillent entre l’économique et le culturel, dont on dit que le Liban n’a pas réussi à exploiter pour les tourner à son avantage. La conversation prend d’autres directions, à travers ceux qui sont en contact direct avec la souffrance de la majorité des Syriens présents au Liban. Parmi les intervenants, deux travaillent dans le domaine de l’assistance et se déplacent régulièrement entre Beyrouth et la Turquie. Les exigences de leur métier les ont conduit au Liban. Ils s’étendent exhaustivement sur l’impact positif de ce domaine particulier, celui de l’aide internationale aux réfugiés, sur le Liban, depuis que ce petit pays est devenu un centre et une destination pour un grand nombre d’institutions et d’ONG internationales. Ils demandent à être excusés parce qu’ils doivent se rendre dans la Békaa afin de poursuivre leur mission et d’y amener des aides qui viennent d’arriver à travers une institution internationale.
Même si les participants à cette rencontre évitent en permanence d’aborder des questions politiques, il reste qu’ils considèrent que le Liban a également échoué à exploiter à son avantage le volet politique de la crise syrienne. Après ce qui s’est passé en Syrie, la politique est devenue pour eux un cauchemar responsable de leurs nuits blanches. Leurs conversations dénotent une sorte de résignation à l’état de fait syrien. Ils dessinent souvent une image terne de l’avenir de leur pays, dictée par l’absence de tout espoir. Une des personnes présentes – qui travaille dans le domaine de la recherche – relève ainsi que la Syrie est prisonnière d’une situation alors que le Liban est toujours capable de prendre des initiatives, pour peu qu’une volonté se manifeste à ce niveau.
La conversation prend vite fin. Sur cette table, il n’y a de la place que pour l’espoir. Ils essaient souvent de rester positifs. La rencontre se termine. Le groupe s’apprête à partir, mais un de ses membres, installé depuis trois ans à Beyrouth où il travaille dans le commerce, surprend les autres en leur annonçant son départ définitif du Liban à la fin de la semaine. Destination : la France. Objectif : des lendemains meilleurs. On se laisse aller à l’émotion. Les accolades et les embrassades s’enchaînent. On se promet que la prochaine rencontre sera celle des adieux.