Audacieuse, elle rêve de devenir journaliste. Reem attend que le reporter lui pose des questions, pour lui dire qu’elle déteste tout ici, elle déteste vivre dans des tentes, passer les fêtes loin de son pays. Elle est consciente des efforts que font ses parents pour lui donner un peu de joie. Ils n’ont en effet pas d’argent, ils sont confinés dans ce camp : si son père en sort, il ne pourra plus rentrer parce que ses papiers ne sont pas en règle. Et si sa mère quitte le camp, elle ne pourra probablement pas lui acheter des cadeaux parce que ceux-ci coûtent trop chers ou parce qu’elle pourrait être harcelée en route. De plus, les Syriens ne sont pas autorisés à circuler passé une certaine heure. Reem, du haut de ses dix ans, est bien consciente de tout cela. Elle sait qu’on essaie de lui communiquer un peu de bonheur, malgré tout. Mais elle ne veut rien de tout cela, elle veut rentrer en Syrie.
Elle dit tout cela puis elle s’empare du micro, posant à son amie la même question qui lui a été posée : es-tu heureuse aujourd’hui ? Son amie hésite à répondre. Reem lui lance alors : Tes paroles à toi ne seront pas retransmises à la télé, dis-moi ce que tu as sur le cœur.
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Les Syriens sont le centre d’intérêt des médias depuis qu’ils ont commencé à affluer au Liban, fuyant la mort qui les menace dans leur pays du fait de la violence qui n’a fait que s’intensifier. Les sujets n’ont pas manqué : le débat autour de leur statut de déplacés ou de réfugiés, les recensements et les besoins, les moyens de les assimiler au sein de la société, les mesures de contrôle de leur affluence, les limites imposées à leurs déplacements, les images dont on les a affublés, les allégations concernant leur influence négative sur les sociétés qui les ont accueillis, et jusqu’au rapprochement entre leur présence et les petits et grands problèmes dont souffre le Liban.
Les médias ont tantôt contribué à mettre en relief et consacrer ces sujets, tantôt à les esquiver ou les combattre. Ces contradictions ont instauré une relation très compliquée entre les réfugiés et les médias de manière générale. Bien que la crise ait trop duré, les réfugiés syriens ne se sont toujours pas habitués à la présence de ces individus parmi eux. En effet, au cours de cette étape momentanée, leur vie privée est étalée au grand jour par ceux qui cherchent des scoops par-ci et par-là.
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Il s’appelle Alaa et il est vendeur de roses. Il a fui Alep avec sa famille. Son père ne peut travailler, faute de quoi il perdrait son droit aux aides déjà maigres puisqu’elles s’amenuisent peu à peu. Chaque jour, le garçon doit rentrer avec une somme d’au moins soixante dollars, s’il ne veut pas se faire gronder. Alaa refuse toutefois qu’on dise du mal de son père. Il l’aime, et il comprend qu’il l’oblige à travailler. Il se souvient qu’il y a quatre ans seulement, ce père, illettré, insistait auprès de sa mère pour qu’elle s’assure qu’il avait fait ses devoirs avant de dormir. Mais aujourd’hui, ils n’ont plus de maison, les loyers étant très chers à Beyrouth. Le retour en Syrie n’est pas envisageable dans un avenir proche. Voilà pourquoi le travail de Alaa est provisoire, comme l’est le séjour au Liban.
Lors d’une pause sur la corniche de Raouché, le petit garçon contemple les scooters de mer qui traversent le tunnel sous la Grotte aux pigeons. Il se tourne vers moi et me demande : combien de roses est-ce que je dois vendre pour acheter un scooter comme celui-là ?
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Ils avaient d’abord cru que nous, les journalistes, pourrions alléger leurs souffrances qui augmentaient d’année en année. En même temps, ils craignaient tout contact avec nous, qui que nous soyons.
Pour toutes ces raisons, la confiance est la clé pour briser la glace. Et le Syrien réfléchit à deux fois avant de décider si la personne en face de lui mérite qu’il lui livre cette clé aussi rapidement. De nombreuses questions lui viennent à l’esprit : pourquoi je vous raconterais ma vie ? Avez-vous la possibilité de trouver une solution à mes problèmes ? Qu’adviendra-t-il de moi quand vous aurez publié votre sujet ? Comment puis-je m’assurer que les paroles que vous avez prononcées pour me rassurer sont sincères ? Comment utiliserez-vous mon histoire après cela ? Est-ce que je regretterai de vous avoir parlé ? Allez-vous demander de mes nouvelles après que je vous aurai livré mon histoire ?
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Son mari a été arrêté durant leur fuite dans le rif de Homs. Elle était alors enceinte de leur cinquième enfant, un bébé qui naîtra par la suite au Liban. Elle peine à l’éducation de ses quatre frères et sœurs. Ils vivent tous sous terre, dans un complexe abandonné, au Liban-sud. C’est comme s’ils étaient effectivement enterrés. Les agences chargées des secours ne leur ont pas rendu visite une seule fois en deux ans. Quand vous lui demandez ce dont sa famille souffre le plus, la mère vous répond que ses enfants ont besoin de soins. Les médecins ici nous exploitent, dit-elle, ils inscrivent nos noms sur les listes des organisations internationales sans même nous donner les médicaments qui nous reviennent. Et ils croient que nous ignorons ce qu’ils font. Ils comptent transformer notre vie en enfer. Nous ne voyons pas le soleil, nous n’avons pas d’eau potable ni de nourriture en quantité suffisante. Je jure que la mort sous les bombes est plus supportable que ce que nous vivons ici. Elle se tait soudain, avant de reprendre : Je vous en prie ne montrez pas mon visage. Je n’ai peur de personne, mais j’ai peur pour mes enfants.
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C’est au terme de nombreuses expériences que les Syriens ont fini par sentir que ces créatures qu’on appelle journalistes ne traitent pas avec eux comme des êtres humains. Avec le temps, ils préfèrent souffrir en silence plutôt que de nous montrer ce qu’ils ressentent. Ils sont désormais convaincus que nous n’avons le pouvoir ni d’alléger leur souffrance ni d’avoir un impact sur leurs conditions de vie. Malgré l’espoir d’une légère amélioration dans la situation d’un nombre restreint de Syriens, j’ai bien peur, quand je les interroge, que leur scepticisme ne soit justifié. Souvent, leur voix ne trouve en effet pas d’écho.