Ce qui les prive à la fois des aides attribuées à ceux qui sont sur les listes officielles et du statut de réfugié. La faim est le neuvième habitant de cette tente, dans le camp de Younine dans la Békaa. Au point que la sœur de Yasmine souffre désormais de malnutrition.
Yasmine, elle, souffre d’une déformation de la colonne vertébrale qui rend ses mouvements difficiles et douloureux. Malgré ce handicap, elle parvenait à se lever pour accomplir les tâches ménagères qui lui étaient demandées. Mais les mauvais traitements que lui inflige sa marâtre, ainsi que les violences verbales dont elle est victime, en plus du refus de son père de la laisser sortir pour des « motifs sociaux », la poussent à s’isoler dans un coin de la tente et y rester prostrée sans essayer de bouger.
Au cours d’une des visites dans ce camp, une assistante sociale a rencontré Yasmine. Cette responsable travaillait dans le cadre d’un programme exécuté par la Fédération des handicapés libanais dans la Békaa, et destiné à permettre aux handicapés syriens de composer avec la crise. La fillette a été envoyée à une instance internationale qui gère des programmes d’aide pour les handicapés, qui lui a fourni un appareil médical destiné à redresser sa colonne vertébrale. Mais cet appareil a provoqué chez elle de plus fortes douleurs dans le dos. Il est apparu par la suite qu’il était inadéquat. Yasmine a donc été envoyée auprès d’un physiothérapeute. Après plusieurs séances de physiothérapie, une légère amélioration a été enregistrée. Mais les spécialistes ont affirmé que la fillette avait besoin d’une intervention chirurgicale urgente faute de quoi elle était menacée de paralysie des membres inférieurs. Si cela devait arriver, Yasmine pourrait-elle se déplacer sur fauteuil roulant à l’intérieur du camp ? La famille pourrait-elle changer son lieu de séjour ? Et même si la famille parvenait à se doter d’un appartement comme c’est le cas de certains réfugiés, l’environnement et l’infrastructure en place sont-ils favorables à un enfant doté d’un handicap ?
Des chiffres et des besoins
Yasmine est un cas parmi 306 autres recensés par la Fédération des handicapés libanais qui intervient dans 284 situations similaires. Il faut aussi préciser qu’il est de plus en plus urgent de créer un vaste espace pour les réfugiés sachant que jusqu’à présent, ceux-ci ne font pas encore l’objet d’un recensement scientifique. Les chiffres disponibles auprès du HCR pour la région de Baalbeck-Hermel et de la Békaa en général font état de l’existence de 9 342 handicapés avec en gros les invalidités suivantes : 1 362 sont malvoyants (503 de sexe féminin et 859 de sexe masculin), 1 892 ont des handicaps moteurs (621 de sexe féminin et 1 271 de sexe masculin), 816 sont handicapés mentaux (346 de sexe féminin et 470 de sexe masculin), 1 602 sont sourds muets (640 de sexe féminin et 962 de sexe masculin) et enfin 3 670 handicapés divers, dont 1 257 de sexe féminin et 2 413 de sexe masculin. Autrement dit dans 40 % des cas de handicapés détenteurs d’une carte du HCR, le handicap n’est pas précisé, soit parce que le formulaire ne prévoit pas cela, soit parce que les classifications locales ne sont pas conformes aux classifications internationales, au sujet notamment des droits des handicapés.
Pour cette raison, il n’y a d’autres moyens d’atteindre les enfants handicapés dans les camps de réfugiés que de se rendre sur place. Cette démarche a été rendue nécessaire pour pouvoir par la suite déterminer leurs besoins. Selon la recherche sur le terrain, il est apparu que la plupart des petits réfugiés et handicapés sont situés à Baalbeck et dans ses environs, à Bar Elias, Majdel Anjar et Marj (environ 90 %). Il y en a aussi, mais en proportion plus réduite, dans les localités de Ali Nahri, Brital, Gaza, Jeb Jenine, Hermel, Iaat, Chemstar, Taalabaya, Taanayel et Temnine.
Il est clair que l’infrastructure dans ces localités (comme d’ailleurs dans tout le Liban) ne prévoit pas des facilités particulières pour les handicapés même à un niveau élémentaire, comme le prévoient les dispositions de la loi 220-2000, dans son alinéa 4, ou encore conformément aux dispositions de la Convention internationale sur les droits des handicapés. Il faut rappeler que le Parlement libanais n’a pas encore ratifié cette convention ni le protocole qui lui est associé bien qu’ils aient été adoptés il y a neuf ans.
Selon la coordinatrice du programme d’aide aux handicapés dans le cadre de la crise syrienne, Samar Toufayli, si dans les localités et les lieux publics libanais la situation est aussi désastreuse pour les handicapés, comment pourrait-elle être meilleure dans les camps de réfugiés, où l’infrastructure est quasiment nulle pour les gens sans handicap ? Les réfugiés invalides se trouvent donc dans une situation au départ déplorable, où les besoins des citoyens, handicapés ou non, ne sont pas pris en considération. Les accords sur les besoins des citoyens y sont déjà appliqués de façon arbitraire, notamment sur le plan des soins médicaux et de l’hospitalisation, alors qu’il est très difficile d’obtenir des allocations ou des indemnités pour les visites médicales. De même, les principales dispositions de la loi 220-2000, qui concernent l’intégration dans le système éducatif et sur le plan des activités sportives ou de divertissement ne sont pas appliquées depuis 16 ans, date de l’adoption de la loi par le Parlement.
Otages du lieu
Les chiffres montrent que 161 enfants handicapés ont bénéficié d’une aide dans la Békaa du nord et du centre (89 % d’entre eux ont moins de 15 ans et 37 % sont de sexe féminin). Les chiffres montrent aussi que 57 % du total des handicapés recensés dans ces régions sont des enfants et ont des infirmités diverses : sourds-muets, malvoyants, handicaps moteurs ou handicaps mentaux. Dix-neuf pour cent d’entre eux ont même plusieurs handicaps. Quelque 75 % de ces enfants handicapés vivent dans des camps de réfugiés et les autres sont logés dans des appartements ou des immeubles désaffectés, dépourvus des conditions élémentaires d’hygiène et de survie. Ces petits handicapés sont donc les otages de lieux qui ne respectent pas leurs besoins.
De plus, si l’enfant handicapé a des besoins spéciaux, il ne peut pas être isolé des autres enfants qu’ils soient réfugiés ou non. Le programme œuvre donc à combattre un tel isolement en dépit des difficultés que cela comporte. Selon Samar Toufayli, un plan d’urgence a été adopté avec une section pour les traitements de réhabilitation, dont la physiothérapie, les examens médicaux et l’orthophonie. Ce plan touche les enfants handicapés syriens, libanais, palestiniens et irakiens (quatre fois plus que les seuls enfants handicapés syriens).
Des informations précises sur les besoins des handicapés ont été recueillies sur le terrain et à travers la synthétisation des recensements effectués par les ONG et les différentes parties actives sur le terrain. Des contrats ont été conclus avec des spécialistes et des formations ont été données à des équipes sur le terrain pour assurer le suivi et donner des aides basiques. De plus, des cliniques ambulantes ont été aménagées pour prendre soin des enfants réfugiés handicapés, au point que le programme d’aide mis en place ne couvre plus seulement l’aide d’urgence ou les soins médicaux, mais englobe aussi des programmes éducatifs et de divertissements. Pour exécuter ce programme, il a fallu assurer des formations spécialisées à ceux qui travaillent dans les associations et les organisations de secours actives dans la Békaa afin de les familiariser avec l’aide qu’il faut donner aux handicapés. Tous les programmes disponibles ont été dynamisés pour couvrir tous les aspects qu’il s’agisse de l’aide médicale, physique et même judiciaire (277 personnes sont ainsi suivies pour s’assurer qu’elles bénéficient de l’aide requise).
Le département de l’aide psychologique a de son côté organisé des activités sociales et des programmes de soutien moral aux réfugiés et aux habitants locaux qui en ont besoin, en plus des activités de divertissement pour les enfants réfugiés ou non, afin de favoriser l’intégration. L’organisation de ces activités a été précédée de sessions de formation aux équipes de volontaires chargées de les appliquer. Les sessions ont accordé une attention particulière à l’aide fournie aux enfants et aux adolescents, notamment sur le plan de leur protection dans les situations d’urgence. Le plan général a insisté sur la nécessité de suivre le développement des enfants, d’assurer une communication avec eux et de leur apporter, ainsi qu’à leurs familles, le soutien psychologique nécessaire pour les protéger de toutes les formes de violence. Avant de mettre au point un plan de travail, une étude précise des conditions physiques émotionnelles, sociales et morales des personnes concernées a été établie. Ses résultats ont été examinés soigneusement et évalués par les spécialistes pour que le plan d’action réponde aux besoins.
La première difficulté dans l’exécution du programme est le regard que porte la société traditionnelle sur l’enfant handicapé. Il s’agit notamment de la volonté de certaines familles de cacher un enfant handicapé, surtout s’il s’agit d’une fille. Ce qui place celle-ci face à une double discrimination, d’abord en tant que fille puis en tant qu’handicapée. Cette double discrimination peut aggraver sont état psychologique et son comportement. Dans ce contexte, le fait d’être réfugiée va encore augmenter sa situation désastreuse, car en plus de son incapacité à se fondre dans la société et de la volonté de ses parents de la cacher pour que sa situation ne se répercute pas sur les autres enfants, notamment sur ses sœurs si elle en a, il faudra aussi ajouter les entraves engendrées par la vie dans un camp de réfugiés. Cette double discrimination n’est pas seulement courante dans les milieux des réfugiés. Elle l’est aussi dans certains milieux libanais, indépendamment de la situation sociale des familles. Si dans les milieux aisés, les conditions de vie d’une fille handicapée sont aussi difficiles, imaginons un peu ce qu’elles doivent être pour une fille réfugiés handicapée (les chiffres parlent de 37 % de filles handicapées qui subissent une double discrimination).
Un cri dans le désert
En dépit du fait que le Liban n’a pas signé la Convention internationale sur les droits des handicapés, qui permettrait aux ONG spécialisées d’exercer un droit se surveillance sur son application, ces organisations ont utilisé tous les moyens disponibles pour faire entendre leur voix. Elles ont rédigé un rapport dit « de l’ombre » qui a été remis au Haut commissariat pour les droits de l’homme. Cette démarche est destinée à pousser l’instance internationale à exercer régulièrement des pressions sur le Liban afin qu’il respecte les droits des personnes handicapées. De même, les ONG ont pris l’habitude de présenter « un rapport global régulier » qui accompagne le rapport officiel libanais remis à l’organisation internationale basée à Genève. C’est ce qui s’est passé en novembre dernier.
Ce rapport parallèle a été rédigé par les associations de « l’alliance libanaise pour le handicap » et du « forum libanais du handicap ». Il a été présenté par la Fédération des handicapés libanais qui en a constitué le bras exécutif. Dans ce rapport, il a été question des droits des réfugiés syriens handicapés et les associations ont réclamé que ces derniers puissent bénéficier des dispositions de la loi 220-2000 et de celles des conventions internationales.
Les recommandations figurant dans ce rapport ont été rendues publiques au Liban en décembre 2015, à la demande du « réseau des ONG arabes ». Elles affirment notamment que le formulaire du HCR n’est pas précis et ne prévoit pas une place pour la nature du handicap et son degré d’intensité. De même que le document se base essentiellement sur les affirmations des proches du handicapé et non sur celles d’un personnel spécialisé. Il affirme aussi que l’enfant handicapé est privé des programmes éducatifs de rechange, dans un désordre éducatif officiel et contractuel, faute de structures et de programmes adéquats, sans parler de l’absence d’un personnel éducatif spécialisé.
Selon le rapport, les budgets qui couvrent les frais médicaux et hospitaliers ont été réduits, surtout concernant les maladies chroniques, alors qu’ils sont inexistants pour les soins spécialisés aux handicapés. Sur le plan du travail, les réfugiés sont privés de ce droit. Ils doivent donc se contenter des aides fournies par les parties donatrices. Si c’est le cas des réfugiés « normaux » que dire de la situation des handicapés qui vivent dans des camps dépourvus d’un minimum d’infrastructure adéquate ?
Les ONG spécialisées ont ainsi réclamé la détermination de la nature du handicap et son degré dans les formulaires officiels qui devraient être unifiés et prévoir aussi la nature des soins spécialisés nécessaires pour chaque type de handicap. Les ONG ont aussi exigé que les enfants réfugiés handicapés puissent bénéficier de programmes éducatifs adaptés dans toutes les étapes de leur vie scolaire. Mais surtout, il faut que la situation de ces petits handicapés soit considérée comme prioritaire. Ils devraient ainsi avoir le droit de suivre les traitements adéquats dans les centres médicaux qui ont des accords avec le HCR. De même, il faut aussi prévoir des programmes de réhabilitation pour les handicapés nouveaux, dont l’infirmité a été causée par la guerre, et surtout envisager l’infrastructure nécessaire qui leur permettra de se rendre aux centres de soins à l’instar des réfugiés non handicapés.
Les ONG et les associations libanaises attendent le mois de mars, date de la 24ème session du Conseil des droits de l’homme de l’Onu. Elles demandent à l’État d’adopter les 219 recommandations qui figurent dans leur rapport global parallèle. Elles estiment en effet que ces recommandations sont élémentaires. Mais le temps passe et le gouvernement libanais ignore ce dossier, exactement comme l’avaient fait avant lui les gouvernements qui se sont succédé depuis la signature de l’accord de Taëf. Ces gouvernements n’avaient jamais accordé la priorité à l’application des lois concernant les droits des catégories fragilisées ni à l’adoption des conventions internationales sur ces mêmes sujets. C’est pourquoi, jusqu’à présent, les efforts des associations qui s’occupent des droits des couches fragiles de la population restent tel un cri dans le désert.
Il reste à signaler le fait que les appels à un traitement identique pour les citoyens et les réfugiés se heurtent à la méfiance d’un environnement peu favorable et à une logique juridique hostile à une telle égalisation. Même chose au sujet de la mise sur pied d’égalité de l’enfant et de l’enfant handicapé, ce dernier étant perçu comme un être inférieur qui par conséquent, ne peut pas participer pleinement à la vie publique. C’est donc à la société d’éliminer les obstacles qui entravent son intégration. Il faut encore ajouter que l’enfant réfugié handicapé fait partie des catégories les plus marginalisées au sein de la société, au même titre que les femmes réfugiées ou encore les réfugiés âgés. Les programmes destinés à aider ces couches défavorisées exigent beaucoup de moyens pour continuer à exister et fournir des aides réelles, sachant que les efforts déployés sont imbriqués les uns dans les autres. Pour conclure, il faut rappeler que le souhait ultime est que la cinquième année ne s’achève pas alors que les réfugiés syriens sont encore hors de chez eux…