Mais ceux qui connaissent la Constitution savent bien que le terme « implantation » est, par définition, banni de la réalité libanaise, stigmatisé par la Constitution.
L’implantation est en effet exclue du paragraphe « D » du préambule de la Constitution qui stipule que « la terre du Liban est une et indivisible et appartient à tous les Libanais... Il n’y a pas de distribution de la population suivant quelque affiliation que ce soit, il n’y a ni morcellement, ni partition, ni implantation ».
2015 s’était déjà ouverte sur des mesures faisant assumer aux réfugiés Syriens de nouvelles charges financières et civiles. C’est ainsi que les frais de séjour individuel pour quiconque a dépassé l’âge de 15 ans ont été fixés à 200 dollars, sans compter les faux-frais d’environ 75 dollars que la bureaucratie libanaise fait assumer pour le renouvellement du permis de séjour.
Ainsi, entre le premier de l’an et sa fin, le drame de l’exode s’était aggravé, bien que des voix pondérées aient tenté d’inscrire les nouvelles mesures dans le cadre des intérêts sociaux et économiques du Liban. À supposer qu’on l’admette, on ne peut ignorer que les épreuves des réfugiés se sont accentuées, à mesure que leur exil forcé se prolongeait.
Mais que pensent les Syriens eux-mêmes de ces propos sur l’implantation, le travail et la possibilité de retour ? Comment se présente la situation des Syriens réfugiés aujourd’hui au Liban ?
Pour Abdel Salam, qui habite au sous-sol d’un immeuble commercial en construction à Jnah (banlieue-sud de Beyrouth), le grand problème de sa vie, déjà amère, c’est celui du garant.
Il explique : « C’est pourquoi nous sommes parvenus à un arrangement. Chacun fait un effort en direction de la garantie que l’on réclame, et nous remettons la somme à la personne la plus apte à assurer un travail stable susceptible d’inspirer confiance au garant potentiel et de régler les frais du permis de séjour. Ceux qui en sont incapables, ainsi que les femmes et les enfants, sont condamnés à vivre sans statut légal ».
Naturellement, Abdel Salam souhaite rentrer chez lui. Qui ne le souhaiterait pas ? Il commente : « En Syrie, l’école et les frais de santé sont gratuits, alors qu’ici nous payons cent dollars une chambre de 30 mètres carrés où l’on s’entasse vaille que vaille avec mon épouse, mes cinq enfants et mon neveu. On se passe du courant électrique, le plus souvent coupé, mais nous devons acheter l’eau potable. »
Pourquoi, dans ce cas, ne pas choisir d’être déplacé à l’intérieur de son pays ? Réponse : « Nous l’avons tenté, mais l’insécurité nous a poursuivie. Ici, nous nous sentons en sécurité ».
Ce modèle s’applique à tous les réfugiés syriens d’humble condition et aux saisonniers. Leur obsession première est la sécurité, avant même la nourriture. Pour l’obtenir, ils sont prêts à endurer l’amertume de leur statut. On peut se faire une idée des épreuves à la seule vue des longues files d’attente qui se forment devant les bureaux de la Sûreté générale, et des longues heures d’attente qu’ils doivent souvent subir à nouveau, le lendemain, pour pouvoir compléter leurs formalités.
Du reste, se retrouver dans une file d’attente est un bon signe. Ça veut dire qu’on a trouvé un garant. Ce qui ne va pas de soi. La preuve, Mounzer, qui est gardien d’immeuble dans la banlieue-est de Beyrouth, n’a pu trouver de garant. Il n’a toujours pas « avalé » le fait qu’il en ait aujourd’hui besoin, alors qu’auparavant, il pénétrait et sortait du Liban tout à fait librement. Le changement de situation l’a plongé dans la confusion, sachant que la promulgation de la nouvelle loi a modifié son statut, que sa résidence est désormais considérée comme illégale et qu’il vit comme en résidence surveillée, craignant de se déplacer, hors de son microcosme.
C’est d’ailleurs une leçon qu’il a retenue, puisqu’il a été arrêté une fois à un barrage et qu’il n’a dû sa liberté qu’à un indulgent « pour cette fois ». Mais « tant va la jarre à l’eau, qu’à la fin elle se casse », dit le proverbe.
Dans sa situation actuelle, Mounzer ne peut même pas songer à rentrer en Syrie. Il précise : « Où aller, j’ai trois enfants, deux filles scolarisées dans une école publique et un garçon encore trop jeune ». Il pense qu’on est encore loin d’un règlement dans son pays, et c’est pourquoi il a envoyé chercher sa famille.
Cela fait quatre ans qu’il n’a pas vu son village. Il ignore s’il tient encore debout ou s’il s’est transformé en tas de décombres. Ce qui l’attache au Liban, c’est le sentiment de sécurité, même s’il le paie cher. L’une de ses sœurs réside à Tripoli, mais il s’interdit de lui rendre visite et pour lui, l’exil est exclu. Se déplacer entre la Syrie et le Liban est tout son horizon.
Mais les pauvres ne sont pas seuls à ressentir la morsure de ce changement de statut des réfugiés syriens. Il en va de même de cette femme aisée qui a choisi de trouver refuge au Liban pour protéger son fils du service militaire obligatoire et Syrie, et dont la fille est étudiante en médecine à l’AUB.
Pour cette femme, qui parle sous le couvent de l’anonymat, le souci premier n’est pas la sécurité, mais la cherté. C’est ce qui la rapproche d’une certaine façon, des Libanais. Voilà quelqu’un qui paie deux factures d’électricité et deux factures d’eau, sans compter le loyer mensuel de 1100 dollars de son appartement. Elle ajoute : « Malgré la guerre, la vie reste moins chère à Damas, et le plus difficile, c’est que nos rentrées sont en livres syriennes, et nos dépenses en dollars ».
On l’a deviné, cette femme est aisée, elle fait partie de la classe moyenne relativement nantie, même si elle ne l’avoue pas facilement. Essentiellement, la raison de cet exil forcé qu’elle s’impose, c’est le service militaire obligatoire qui attend son fils, dans un pays en guerre. Elle envisage un retour à Damas d’ici 18 mois, dès qu’elle aura mis de côté les 800 dollars représentant les frais de dispense du service militaire.
Elle précise que son fils ne désire ni rester au Liban, ni émigrer comme l’ont fait beaucoup de jeunes syriens et que, par exemple, il a laissé passer l’occasion d’un voyage en Allemagne. Et d’ajouter qu’il travaille en ce moment à son propre compte, exécutant quelques travaux qui lui sont confiés, mais qu’il ne gagne pas même la moitié de ses frais de séjour au Liban.
Elle souhaite rentrer avec ses enfants à Damas, dès que la question du service militaire sera réglée. Entre-temps, sa fille vit en résidence universitaire. Elle conclut : « La situation à Damas s’améliore, et beaucoup y sont rentrés du Liban, d’Égypte et de Turquie ».
Le retour est donc en tête des priorités de cette dame, qui rêve de la fin du cauchemar de l’effondrement de son ancienne sécurité sociale et économique. Mais alors qu’elle remercie le ciel de lui avoir épargné toute situation embarrassante durant son séjour au Liban, elle ne nie pas qu’elle a été gênée par les nouvelles contraintes relatives au permis de séjour.
Elle précise qu’un ami de la famille, un Libanais, s’est porté garant pour elle et son fils, tandis que l’Université a apporté cette même garantie à sa fille. Elle ajoute que le problème, avec la Sûreté générale, c’est la cohue et le désordre et un sentiment d’humiliation. Un agent a même giflé, une fois, un Syrien qui l’avait importuné à plusieurs reprises. Un véritable scandale.
La classe moyenne syrienne ne se plaint pas trop des mesures officielles libanaises, mais considère que le problème est dans leur application, assure Georges Halabi (70 ans), propriétaire d’un appartement à Mansourieh (Mont-Liban) depuis plus de 20 ans, et dont la fille est mariée à un Libanais. Le problème est dans l’application anarchique de ces mesures, qui l’ont placé à diverses reprises dans des situations embarrassantes, humiliantes. Il a fallu que son gendre se porte garant de sa personne et qu’il obtienne une carte de séjour annuelle, pour que les choses s’arrangent.
Un autre cas aberrant : une femme qui possède une carte de séjour de dix ans en France, assure que son visa de séjour au Liban n’est valide qu’un mois. Finalement, c’est son gendre, le mari de sa fille, qui s’est porté garant, ce qui lui a facilité ses déplacements entre Beyrouth et Damas. Voilà quelqu’un qui ne pense pas du tout à prolonger son séjour au Liban, mais qui ressent de la peine pour les réfugiés parqués dans des camps aux frontières. Pour elle, la guerre est moins pénible que l’exode, et tous les Syriens devraient rentrer vers des régions sécurisées en Syrie.
Quant à Omar, qui travaille lui aussi comme gardien dans un immeuble de Beyrouth, l’émigration est le rêve inaccessible. « Je ne m’étais jamais attendu à finir comme ça, dit-il. Aucun des locataires de l’immeuble, où je suis depuis dix ans, n’a accepté d’être mon garant. On m’a traité comme si j’avais une maladie honteuse. Je n’ai pu me mettre en règle que grâce à un ami qui est sans doute encore plus pauvre que moi. On s’est rendu à la Sûreté générale à quatre reprises et on a attendu des heures pour achever la formalité de garantie. Pour les privilégiés, quelques minutes suffisent ».
Omar ne veut pas rentrer en Syrie. Il dit : « Il n’y a pas d’avenir en Syrie, ni pour moi, ni pour mes enfants. Mais il ne veut pas non plus rester au Liban. Il attend le bon moment et les bons papiers pour présenter une demande d’émigration vers un de ces pays qui respectent les droits de l’homme. « Et qui n’humilient pas ceux que le destin a déjà écrasés », dit-il plein de colère.