L’album Ard el-samak de Darwiche, produit par el-Rass, en est un exemple parfait.
Originaire de Homs, Hani al-Sawah, alias Darwiche, est installé à Beyrouth depuis 2012, la capitale libanaise qu’il avait visitée notamment en 2011, pour participer à un album collectif, Khatt Talet, regroupant plusieurs rappeurs du monde arabe. C’est alors qu’il tisse des rencontres, des collaborations et des amitiés, lui permettant, une fois installé au Liban, de vivre, survivre et avoir un toit pour dormir, du moins les premiers temps, avant de s’habituer à Beyrouth.
Cela lui a pris beaucoup de temps. A Beyrouth, il ne voyait aucun côté positif, considérant la ville comme nuisible, comme « une ville du Golfe à l’intérieur de Bilad al-Cham », avec ses exigences de vie et son système économique versant dans ce sens. Mais en réalité, « les gens nous ressemblent, ils ne ressemblent pas à ceux du Golfe. A Beyrouth moins, mais plus on va vers le sud ou vers le nord, plus les ressemblances sont grandes ». Des ressemblances qui se sont tout de suite fait sentir dès la première rencontre avec Mazen el-Sayed, alias el-Rass, originaire de Tripoli : une connivence dans l’identité, la culture, les traditions, la vie, les questionnements et le soufisme dans son sens le plus large.
Cette connivence, à la fois humaine, professionnelle et particulière, basée sur l’improvisation et la réflexion, tous les deux l’évoquent d’emblée ; leurs propos, recueillis séparément, ne cessent de se recouper sur tant et tant de sujets, de problématiques et de questionnements, spontanément, par une synergie de pensées et d’objectifs.
Vers une unité autre
Question d’identité, de frontières, de redéfinition des espaces géographiques, de ressemblances par-delà ces frontières, de religion, de laïcité, d’équilibre au cœur de la particularité que présente la ville de Beyrouth, « une île de possibles dans un environnement explosif », de responsabilité artistique, de l’échec d’une ère qui a prouvé son incapacité, de la nécessité d’un renouveau dans le monde arabe forcément lié à la langue… La discussion entre Darwiche et el-Rass ne cesse de s’imbriquer avec leur engagement socio-politique et artistique.
L’album Ard el-Samak (Terre du poisson) renvoie, de par son titre, à cet être exilé de son environnement, ce poisson qui rappelle notre si courte mémoire qui ne fait que répéter les mêmes erreurs, sans même s’en rendre compte. Si Darwiche présente l’album davantage comme un recueil, un livret contenant des idées écrites sous forme de textes et complété par la musique d’el-Rass, hésitant même quant à l’emploi du mot rap, au vu de tous les stéréotypes qui y sont accolés, il insiste sur la spécificité de ce « rap arabe », qui est en train de se construire depuis 5 à 6 ans, et qui est un développement logique et normal de la langue. Cette langue arabe qui est l’un des vecteurs essentiels de l’identité, comme le précise el-Rass.
Les idées ne cessent de se recouper, au-delà de ce à quoi les gens peuvent s’attendre ou espérer de cette collaboration. C’est ainsi que Darwiche affirme d’emblée son étonnement à chaque fois qu’on lui demande si cette collaboration contribue à faire évoluer les relations libano-syriennes. « Mais de quelles relations d’abord ? », s’exclame-t-il, celle « du mandat syrien, du régime syrien et de ses alliés Libanais ? ».
Affirmant être de ceux qui croient que le fait de mettre des frontières entre un pays et un autre, sur 60 ans, ne créé pas deux sociétés civiles séparées, il pense qu’actuellement « on est en train de créer un nouveau concept de ce qu’est l’unité, d’être sur un même front, d’avoir un ennemi commun… ».
« Je vois cela comme une expansion géographique d’une nouvelle génération à travers le monde arabe. Il y a une communauté qui se bâtit sur un concept d’unité, mais qui est moderne, nouveau, qui nous ressemble et ressemble à ce qu’on veut», affirme-t-il.
Le même sourire en biais anime les traits d’el-Rass, qui précise que ce « travail commun ne se base pas sur une délimitation précise de l’identité », la question d’être Libanais ou d’être Syrien est ouverte, c’est une « feuille blanche » qui constitue à la fois un point de départ et un terrain de travail, où s’écrivent, en mots et en musique, les idées échangées, pour peut-être sentir un jour que ces idées-là serviront à bâtir une approche de l’identité « qui nous convient, parce que ce qui est actuellement "sur le marché" ne nous correspond pas ».