Originaires de Damas ou d’ailleurs, des jeunes avaient pris l’habitude d’organiser, une fois par semaine, des concerts sur une petite place de Bab Charki. C’étaient de concerts sympats improvisés, gratuits, ouverts à tous et exécutés avec les moyens du bord. Divers groupes venaient s’y produire. Des nouveaux venus dont nous n’avions pas encore entendu parler à Beyrouth, contrairement aux groupes de Lena Chamamian, Kinan Azmé, « Kulna Sawa », Bachar Zarkan, Bassel Rajoub et d’autres encore qui s’étaient produits, avaient joué avec des Libanais, avaient enregistrés et été distribués.
L’un des jeunes musiciens en question m’avait révélé l’existence d’une nouvelle vague artistique qui débordait la capitale syrienne, aux tons bien différents de ce qui se jouait à Beyrouth. Mais, disait-il, les espaces manquaient à ces voix nouvelles pour exprimer librement la réalité nouvelle vécue par la rue syrienne. « C’est qu’ici….nous ne parlons pas politique », m’avait confié un ami qui avait travaillé comme percussionniste avec les plus grands groupes de Damas.
Le destin voulut que cette nouvelle vague musicale se heurte à ce qu’allait connaître la Syrie à partir de 2011. L’espoir tourna vite au drame, et l’un après l’autre, les artistes syriens quittèrent le pays. Naturellement, la première étape de cet exil fut Beyrouth, non seulement pour les liens de voisinage et d’amitiés traditionnels qui existaient entre les deux pays, mais parce que pour ces jeunes, Beyrouth représentait la capitale de la culture, des arts et de la liberté d’expression. Et qu’elle abritait en son sein un public assoiffé de sonorités nouvelles.
Les premiers temps ne furent pas faciles. Beyrouth est chère. Chère au point de repousser vers sa périphérie jusqu’à ses propres habitants. Khaled Omran, l’un des musiciens du groupe « Tanjaret Daghet », se rappelle encore ses débuts difficiles, du logement à dénicher – une chambre louée à trois – à d’autres pénibles nécessités? L’exil, ou l’exode, n’étaient plus volontaires. Ils s’imposaient. La plupart des groupes durent faire face aux mêmes pressions, et commencèrent à coloniser la rue nocturne beyrouthine, à se familiariser avec ses antres, ses musiciens, dans ce qui fut une nouvelle expérience dont ils avaient le plus grande besoin pour dire ce qu’ils réprimaient en eux.
C’est ainsi qu’à partir de 2012, et en particulier dans les années 2013-2014, les noms de quelques groupes syriens de grand talent se détachèrent du lot, sur la scène musicale libanaise. Parmi ces groupes se signalèrent, Tanjaret Daghet et Khebez Dawle (rock), As-saaleek (musique orientale, latino), et Latlateh (hip hop), Abo Gabi (auteurs compositeurs palestiniens de Syrie), Hello Psychaleppo (électro). Sans compter nombre de musiciens syriens engagés par des groupes libanais et d’autres tentatives musicales plus éphémères.
Le public libanais ne tarda pas à être conquis, d’autant que ces musiques offraient une variété de sons, entre électro, hip hop, rock, fusion, jazz et airs d’Orient, toutes marquées au signe du professionnalisme. Le succès de ces groupes et leur créativité leur garantirent un succès durable, et certains parvinrent même à intéresser les producteurs.
On pourrait se demander : quel était donc leur secret de séduction ? Qu’offraient-ils de nouveau, musicalement parlant ? Le succès de ces groupes était peut-être dû d’abord à leur ton social, sans équivalent dans la plupart des musiques contemporaines venues des intifada arabes et jouées au Liban, à l’exception peut-être du hip-hop qui se retrouvait sur la même longueur d’onde que le rap syrien, avec des groupes comme Sayed Darwiche, Latlateh, et Abo Gabi.
De cette production se détachèrent, parmi d’autres, des groupes comme « Troisième voie » avec Ras, Nassreddine Touffar, Sayyed Darwiche, Latlateh, et l’album « al-Hafa » produit par des musiciens venus du groupe palestinien Katiba 5.
Aussi le Conservatoire en Syrie en dépit de la sévérité de ses méthodes et de la primauté accordée à la musique classique – du moins aux dires de certains étudiants – avait contribué à développer la virtuosité de ses musiciens, ce qui insuffla une âme nouvelle à bien des groupes libanais. C’est ainsi, à titre d’exemple, que les musiciens de Tanjaret Daghet jouèrent avec divers groupes libanais; c’est ainsi que le guitariste Tarek Khuluki et le batteur Dani Shukri participèrent au lancement de l’album d’Eileen Khatchadourian, « Papillon » (Farasheh); que Khaled Omran avec d’autres musiciens se retrouva avec divers groupes, encore qu’il vécut son expérience la plus importante aux côtés de Ziad Rahbani.
Aux dires de Khaled Omran, à leur époque syrienne, la plupart de ces musiciens se retrouvaient pour jouer la musique qu’ils aimaient hors de murs du Conservatoire; la plupart, aussi, avaient joué pratiquement à toutes les occasions, y compris dans des mariages, pour gagner l’argent nécessaire à la poursuite de leurs études en Europe, où leur avenir musical leur semblait plus rieur. Ces musiciens, à n’en pas douter, insufflèrent une dynamique nouvelle à différents groupes libanais. Ils continuent d’ailleurs de venir sur la scène beyrouthine, comme tout dernièrement encore Leila Mahmoud (24 ans), joueuse de kanoun et Ramy al-Jundi, percussionniste oriental pour participer aux concerts donnés par le groupe « Kameh » (blé), dont la musique-fusion peut s’entendre aux soirées de « Radio Beirut ». Signalons aussi les productions hip-hop, l’album « Hijaz Harb » de Abo Gabi, avec Kamh, et prochainement Tanjaret Daghet premier et deuxième albums produits par le compositeur, musicien et producteur libanais Raed Khazen. Tout récemment, aussi, des œuvres de Hello Psychoaleppo avec Nassreddine Touffar et al-Ras (hip hop). N’oublions pas As-saaleek, un groupe qui compte des musiciens libanais et syriens, et qui se prépare à lancer son nouvel album.
C’est l’évidence, les clubs libanais avaient plus que soif de visages nouveaux. C’était le cas à Hamra à Mar Mikhaël, et en particulier des deux scènes spécialisées de « Metro Al Madina » et « Radio Beirut ». Hélas, cet élan s’accompagna de ruptures. Et le Beyrouth qui, aux dires de Watar, du groupe « Latlateh », avait offert tant d’excellentes possibilités d’expression à des invités de marque venus de Damas, comme Khaled Omran, finit par les refouler.
Il n’est pas facile, en effet, à un musicien syrien d’interagir avec ce que soulève dans l’opinion libanaise le dossier des réfugiés au Liban, ou de lire dans la presse des remarques insultantes et des récits d’agressions. Ou de faire face à des attitudes xénophobes, à la limite du racisme, ou de ne pouvoir chanter, jouer, ou même renouveler son permis de séjour, voire restreindre ses déplacements par crainte des barrages mis en place par les forces de l’ordre.
Cette situation poussa « Watar » du groupe Latlateh à se rendre en Europe, imité bientôt par Abo Gabi et d’autres musiciens et artistes syriens. Watar confie : « Si quelque chose me manque ici, c’est la musique de Beyrouth, pas les barrages de la gendarmerie ». Quant à Khaled Omran, qui se trouve toujours à Beyrouth, il avoue qu’à la longue, il a commencé à prendre ses façons…
À l’avenir, on pourra dire que ces musiciens libanais et syriens ont commencé à poser ensemble à Beyrouth la première pierre d’un édifice que xénophobie et politique conjuguées, ainsi que les traces incandescentes du drame qui se joue en Syrie, ont empêché de s’élever. Car cette coopération doit inéluctablement porter un jour ou l’autre ses fruits, et être l’un des rares avantages (si l’on peut dire) de la guerre qui continue de dévaster la Syrie.