L’impression générale, à ce moment, était que Beyrouth résisterait à la culture de l’oppression que les régimes autoritaires de la région tentent de généraliser. Des régimes qui ont voulu ôter aux manifestations tout caractère pacifique, notamment celles qui avaient éclaté au début de l’année 2011, et dont les effets ont, semble-t-il, dépassé le Moyen-Orient pour imposer un nouveau style politique, voire un nouveau style de stratégies militaires, auprès des forces politiques mondiales.
Les régimes dictatoriaux du monde arabe ont fait face aux protestations populaires en employant différents moyens violents, allant de l’oppression sécuritaire officielle, à l’utilisation de groupes « civils » comme les « baltagis » en Égypte ou les « chabihas » en Syrie, jusqu’à la destruction pure et simple du pays, comme en Libye et en Syrie.
En Syrie, le régime Assad ne s’est pas contenté de pousser la révolution à la militarisation, sans lui laisser le choix, il a également réussi à créer des groupes jihadistes qui font du terrorisme un véritable métier. Cet état de fait a mis les insurgés pacifiques face à un choix difficile : se soumettre au terrorisme islamiste et perdre espoir, et par conséquent mettre un terme aux manifestations, ou le combattre sous couvert de « lutte contre le terrorisme ».
Dans le cadre de cette dichotomie – d’une part l’exemple du terrorisme et de Daech, de l’autre le régime dictatorial en place – Beyrouth reste, malgré les crises politiques et constitutionnelles qui affectent le régime libanais, loin de ces stéréotypes : les Libanais continuent en effet de jouir du droit de manifester et de protester sans risquer l’oppression, et même sous la protection des forces de l’ordre, quelles que soient les parties politiques qui contrôlent le gouvernement. Ce droit leur est assuré en toutes circonstances, que leur mouvement soit mû par des revendications internes, ou qu’il s’inscrive dans le cadre de protestations conjointes avec les Syriens vivant au Liban, en signe de refus des massacres qui ont accompagné la révolution syrienne.
Il faut dire que tout le monde arabe, notamment une grande partie du peuple syrien plus précisément, avait auparavant vu dans le changement apporté, en apparence du moins, par l’intifada du 14 Mars, une signification dont les Libanais eux-mêmes n’avaient pas alors saisi la portée.
Après l’avènement de la révolution syrienne en mars 2011, à laquelle on a opposé dès ses débuts une violence excessive et systématique, il était normal que les grandes manifestations à Beyrouth, à partir du 22 et du 29 mars 2015, suscitent chez les opposants syriens, au Liban ou en exil, une réaction de nostalgie.
Les manifestations de Beyrouth ont réveillé dans l’esprit des jeunes syriens et syriennes la flamme des manifestations pacifiques de leur révolution. Ces jeunes font désormais partie du tissu social libanais et de l’effervescence politique, due en grande partie à la répression de leur propre intifada populaire.
Ce sentiment s’est accompagné du choc provoqué par un comportement politique et sécuritaire inédit au Liban, notamment la répression exercée par les forces de l’ordre à l’encontre des manifestants, suivie d’arrestations. Les parties politiques libanaises ont, quant à elles, affiché une tendance à considérer que le mouvement civil relève d’un « complot ». Les institutions sécuritaires ont été jusqu’à publier des communiqués officiels mettant en garde contre l’infiltration d’éléments de Daech parmi les manifestants, et accusant les organisateurs du mouvement de complot et de vandalisme, et de bénéficier du soutien d’« un petit pays arabe ».
En gros, le mouvement civil à Beyrouth a suscité chez les Syriens deux types de réactions : il y a ceux qui ont ressenti de la nostalgie et de la tristesse, à tel point qu’ils envient les Libanais pour leur « grande marge de liberté » dans la planification et l’organisation de manifestations. Ils se souviennent de la répression systématique pratiquée contre leurs propres manifestations pacifiques : celles-ci s’étaient transformées, dans les vieux quartiers de Damas, de Ghouta et d’ailleurs, en une véritable liesse populaire, mais la répression avait atteint le niveau des tueries, en commençant par Deraa et Homs.
Les manifestations de Beyrouth ont donc ouvert des plaies anciennes. Certains Syriens se sont déclarés surpris du fait que les Libanais considèrent les bombes lacrymogènes, les matraques, les balles en caoutchouc, les balles réelles tirées en l’air, et les trombes d’eau, comme un usage de la force par les autorités. Ils auraient souhaité qu’on leur donne la chance d’organiser de telles manifestations, ne serait-ce que pour une heure. À ce propos, un militant raconte : « Nous nous préparions durant une semaine pour pouvoir organiser une manifestation qui durait moins d’une minute, et prenait fin avec l’arrivée des forces de sécurité. Si le régime syrien avait exercé le même type de répression qu’à Beyrouth, nous serions venus à bout de quatre régimes plutôt que d’un seul. »
La réaction d’autres Syriens a été de s’alarmer des accusations lancées contre le mouvement civil libanais, notamment celles de « servir un complot étranger » et « d’être financé par un petit pays arabe ». Ils regrettent que même Beyrouth soit incapable de produire un exemple de société civile pacifique pouvant servir de tremplin vers une modification des stéréotypes que les régimes ont réussi à véhiculer en Occident. Des stéréotypes selon lesquels toute contestation est un « complot » et mène inévitablement à la domination de la région par Daech.
Les Syriens ont en effet besoin, en cette période difficile de transition que traverse leur révolution, d’une preuve supplémentaire aux yeux du monde que la révolution est possible, que l’aspiration à la liberté mène à la démocratie, non aux prisons et aux tombes. Plus encore, ils espèrent que le mouvement de Beyrouth servira de prise de conscience pour leurs compatriotes restés en Syrie et pour les peuples arabes, dont les régimes autoritaires ont réussi à convaincre la majorité de l’inutilité de réclamer le changement, parce que les peuples, selon eux, ne méritent pas la liberté.
Malgré tous les échecs, et à un moment où le terme même de révolution est devenu synonyme de dévastation, les manifestations de Beyrouth sont venues démentir cette étiquette de théorie du complot que le régime de Damas et ses alliés régionaux et internationaux collent à tout mouvement de protestation pacifique. Comment ces opposants syriens auraient-ils pu rester indifférents et ne pas prodiguer leurs conseils en catimini aux Libanais, afin qu’ils évitent les écueils dans lesquels est tombée la révolution syrienne ?
Ce bref intermède de contestations populaires au Liban nous rappelle que les ennemis principaux des mouvements de revendication, dans cette misérable région du monde, ce sont les décideurs eux-mêmes, ainsi que les donneurs de leçons sur les théories du complot, toujours prêts à diaboliser tout mouvement populaire. Ceux-ci fouillent profondément dans l’histoire des membres actifs des mouvements pour leur trouver un motif de déshonneur imaginaire. Il y a aussi les déçus que les désillusions ont rendu incrédules face à des moments réellement spontanés, indépendants de tout complot ou de toute organisation.
Voici la grande victoire qui aura pavé la voie à toutes les victoires remportées par les régimes contre notre souffrance : celle de nous avoir convaincus, individuellement et en groupe, que nous sommes des peuples qui ne méritons pas d’aspirer au changement.