De quelle belle époque parlerons-nous ? Chaque période possède son lot d’horreurs. L’histoire en a retenu quelques-unes et relégué aux oubliettes plusieurs autres. Et pourtant, certains ont la nostalgie d’une certaine époque dont ils ne choisissent qu’un seul chapitre, une période bien précise riche en événements, avec pour seul objectif celui d’extraire ce qui est beau d’une période révolue.
Alors laissons tomber notre époque actuelle et cherchons-en une autre, moins horrible, autant que possible. Cherchons dans les soucis des gens et non dans leur situation politique et sociale. Il va sans dire qu’ils avaient de très belles habitudes, que nous pourrions faire revivre à travers une jolie fenêtre depuis les horreurs de notre époque.
– L’époque : maintenant.
– Le lieu : Beyrouth, là où je vis depuis trois ans, moi, écrivain syrien.
– Nous sommes en 2015. Je prends un livre que j’ai rapporté avec moi de Damas : Beyrouth de Samir Kassir. Je commence à le parcourir. Plus je me plonge dans la lecture, plus me revient à l’esprit une histoire que j’avais écrite à Damas sur deux frères dont le destin était lié à une jeune fille, que le sort a voulu qu’elle soit la fille de Chahbandar, un des plus gros commerçants libanais.
L’histoire d’une belle époque. Serait-il possible de la greffer sur le Beyrouth d’aujourd’hui ? Oui, nous dit Samir Kassir dans son ouvrage. La présence des Syriens au Liban n’était pas accidentelle, comme ne l’était pas non plus la présence des Libanais en Syrie. Plus je m’approfondis dans la lecture de l’ouvrage que je connais pourtant bien, plus cette idée en sort renforcée.
Je choisis une année précise de cette belle époque : Beyrouth, en 1890. Cent ans avant la fin de la guerre civile. Une famille damascène vit dans un quartier de Beyrouth, notamment les deux frères dont le destin est lié à la fille de Chahbandar, l’influent commerçant. À cette époque, personne ici n’avait besoin d’un passeport ou d’un laissez-passer pour se déplacer, encore moins d’un titre de séjour pour séjourner dans la ville de son choix, tant qu’il présentait une conduite correcte, bénéficiait d’une bonne réputation, accomplissait ses devoirs selon les impératifs sociaux reconnus, sans aucune discrimination régionale ou confessionnelle, et tant que chacun garantissait et préservait les droits de l’autre, tout en respectant les préceptes de la religion et de la société.
Une formule qui pourrait réussir à changer le cachet déplorable de la société d’aujourd’hui. Non, je ne placerais pas la barre trop haut. Dans le meilleur des cas, nous évoquerons les relations ordinaires entre Syriens et Libanais par le passé, dans l’espoir d’adoucir les relations prévalant aujourd’hui, en cette période d’exode syrien.
Nous sommes convenus en tant qu’équipe de travail – producteur, réalisateur et acteurs libanais et syriens – qu’il s’agit d’une belle fenêtre. Le tournage pouvait commencer. L’œuvre a été diffusée durant le mois de ramadan 2015 sur plusieurs chaînes télévisées arabes et libanaises. Pour certaines, la série se poursuit encore. Elle raconte une histoire d’amour tournant autour des deux frères, Ragheb et Zeid, et de Narimane, la fille de Chahbandar.
L’histoire commence lorsqu’éclate une dispute entre le papa Abou Ragheb el-Salhani et son fils Ragheb qu’il chasse du quartier où ils ont prospéré, le dépouillant même de son nom. Puis afin de consolider le statut de la famille à Beyrouth, Abou Ragheb se rend chez Abou Hassan el-Chahbandar et demande la main de sa fille aînée Narimane pour son fils cadet Zeid. L’aîné, Ragheb, était à l’origine fou amoureux de Narimane. Mais cette dernière était éprise de son petit frère Zeid, qui lui ne pensait ni à l’héritage de son père et encore moins au mariage.
Il n’en reste pas moins qu’après la noce, Zeid disparaît dans des circonstances mystérieuses. Le père se trouve alors obligé de faire appel à Ragheb, le fils maudit, pour qu’il parte à sa recherche. Ce dernier se trouve ainsi embarqué dans une douloureuse aventure : retrouver son frère cadet et le ramener à sa bien-aimée dont, lui, en sera à jamais privé… La série a été bien suivie et a soulevé plusieurs questions, dont la plus pressante était celle de savoir s’il était possible aujourd’hui pour une famille damascène de vivre à Beyrouth dans la prospérité et de jouer un rôle dans la vie sociale comme l’a fait la famille d’Abou Ragheb el-Salhani.
Une discussion calme se déroule dans les coulisses du tournage, axée notamment sur le côté artistique et sur les rôles que les acteurs doivent interpréter. Personne n’a trouvé à redire sur l’idée ni ne l’a trouvée étrange. Ils ont tous entendu parler de cette époque. Aussi, il n’était pas étrange de saisir sur le plateau de tournage des phrases du genre : « Je jure que les temps étaient comme cela et que les gens vivaient ainsi. Béni soit ce temps révolu ». Nous vivions tous cette belle époque… mais au présent !
Le tournage s’est terminé. La série a été diffusée sur les petits écrans. D’aucuns l’ont aimée et l’ont suivie. D’autres ne l’ont pas appréciée et l’ont ignorée. Le plus souvent, la réaction a été : « Tout cela est très joli, mais était-ce possible ? ».
Sur laquelle des invraisemblances s’interrogeaient-ils ? Qu’un Syrien de Damas puisse prospérer à Beyrouth ? Qu’il y vive et travaille dans la dignité ?
Quelqu’un a fait allusion aux années 1990 du siècle dernier et à la présence syrienne au Liban. Il évoquait vicieusement le rôle principal de Ragheb, héros du feuilleton (l’acteur Koussay el-Khaouli a interprété le rôle), qui ne serait qu’un rappel ou une consécration d’une période récente ! Comme si la mémoire politique entre les deux pays était brusquement effacée et ne commençait seulement qu’à partir de 1982 ! Dans l’histoire pourtant, Ragheb n’était qu’un notable du quartier, alors que l’autorité effective était aux mains du Libanais Chahbandar (rôle interprété par l’acteur libanais Fadi Ibrahim). La belle époque qu’on a évoquée foisonnait ainsi de relations saines et équitables, qui ne portaient aucun préjudice à l’indépendance de ces pays ou de ces wilayets, jetant clairement les fondements de deux pays voisins autonomes.
« C’était un temps difficile sur les plans économique et politique, caractérisé par le profond désir de se libérer de l’emprise de l’Empire ottoman. Mais malgré cela, c’était une belle époque », comme me l’a confié un septuagénaire qui a suivi le feuilleton avec grand intérêt. Il m’a répété ce que son père lui avait raconté sur cette époque. Puis au cours de la conversation, il me dit : « Je suis Beyrouthin de père en fils, mais la famille est d’origine damascène ! ».
Le vieux ne tarit pas de détails sur les familles de Damas qui ont vécu à Beyrouth ou le contraire. Lorsque je lui ai fait part de la surprise de certains téléspectateurs, il a répondu : « Ce n’est pas grave, mon fils, celui qui pose des questions, le saura. L’important c’est que tu as raconté une belle histoire ».
Je n’ai jamais été partisan du retour au passé ou nostalgique d’une ancienne époque. Mais dans notre situation, ce retour était une recherche de la beauté en ces temps d’horreurs.
Nous avons ouvert, le vieil homme et moi, une fenêtre sur une beauté raffinée donnant sur la rue triste. Quant à lui, il a poursuivi avec passion son discours sur cette belle époque.