Ces petits Syriens morts sans connaître la Syrie

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Posté sur oct. 01 2015 6 minutes de lecture
Ces petits Syriens morts sans connaître la Syrie
La mère est plus forte que la mort. Seule la mère peut ajourner la mort. Elle seule est en mesure de l’éloigner de ses enfants.
Nul ne comprend la relation entre la mère et la mort. La mère semble avoir conclu une entente avec la mort. A chaque fois que celle-ci se pointe pour lui ravir l’un de ses enfants, elle a recours à la ruse à son égard de manière à ajourner son méfait. Lorsque la ruse ne fait plus son effet, elle demande à la mort de la prendre à la place de son enfant, de la prendre avant lui. Cela n’a rien à voir avec le cours normal de la vie. Personne n’a dit que la mère, parce qu’elle est plus âgée, devrait mourir avant ses enfants. Il s’agit plutôt de l’entente que toutes les mères ont conclu avec la mort depuis l’éternité. Cette entente se résume en ces termes: «Prends moi avant eux». Toute exception est un acte de trahison de la part de la mort vis-à-vis de cette entente ancestrale.
Cette fois-ci, le mort a trahi Hajer.
Hajer est assise dans sa nouvelle tente, après l’incendie qui a ravagé l’ancienne, Juin dernier, dans le camp de réfugiés syriens el-Jirahya, dans la localité d’el-Marj, dans la Békaa. L’incendie a détruit 85 tentes à l’intérieur du camp ainsi qu’une clinique médicale équipée. Les réfugiés ont perdu leurs tentes, leurs affaires personnelles ainsi que tous leurs papiers officiels. Hajer, elle, a perdu sa tente, ses affaires personnelles, ses papiers et… Hammoudi.
Hajer a déjeuné ce jour-là, tôt, avec son époux et son enfant Mohammed (2 ans et trois mois). Hammoudi poussait son père à le cajoler, à le prendre en photo avec son téléphone portable et à déguster une bouchée de ce qu’il avait en main. Il a appelé Hajer «maman» à plusieurs reprises. Il n’hésitait pas à l’appeler par ce mot qu’elle aime et qu’il avait finalement appris. Elle n’a pas eu besoin de le supplier de dire «maman ou de le gâter, comme d’habitude, avec un morceau de chocolat. Il l’a appelé de sa propre initiative, comme pour lui compenser les nombreux jours qui suivraient sans qu’il ne l’appelle à nouveau «maman».
Après le déjeuner, son mari s’est rendu au marché du village. Hammoudi a joué dans sa petite voiture rouge puis s’est dirigé vers le toit d’une petite bâtisse avec sa mère. Hammoudi tire sa mère par sa robe tous les jours. Elle comprend alors qu’il veut se rendre sur le toit d’où il lance des cailloux sur les nids de pigeons, avant de lui dire «viens, viens» et regagner ensuite sagement sa tente.
Hajer essaye d’habitude de dormir durant la matinée, profitant de l’absence de ses deux autres enfants partis à l’école. Généralement le petit Hammoudi ne dort pas, ni ne la laisse dormir. Ce jour-là, pour la première fois, il l’a écoutée. Il a dormi, et elle a dormi sur le matelas d’à côté. Ce sommeil était, en fait, comme une préparation à la disparition. Il s’agissait du «sommeil de la mort», comme le dit aujourd’hui Hajer. Hammoudi a dormi et il ne s’est plus jamais réveillé.
Au bout d’une demi-heure la jeune femme s’est rendue chez les voisins. Puis ce fut le drame: à peine quelques minutes plus tard, elle ressortait avec sa voisine pour constater que sa tente était en flammes et que le feu s’étendait aux autres campements situés à proximité.
La panique s’est emparée des gens et tout le monde a essayé de circonscrire l’incendie, mais en vain, d’autant que les pompiers de la défense civile ne devaient arriver sur les lieux que deux heures plus tard. Quant à la femme, elle est restée debout sans bouger devant la tente, regardant les flammes et criant : «C’est moi qui l’ai tué».
Aujourd’hui encore, Hajer fond en larmes et me dit : «C’est moi qui l’ai tué. Je ne sais pas comment Dieu m’a frappé à la tête et comment j’ai laissé mon fils». Depuis ce jour-là, Hajer prends des calmants et essaye de convaincre son mari et ses voisins qu’elle n’a pas tué son fils. En vain. Tout le monde la blâme, et elle, retourne le blâme à Dieu et se réprimande elle-même. Hajer ne peut s’empêcher de pleurer et de pester contre Dieu qui lui a envoyé ses flammes sans prendre aucun enfant des voisins. Dieu a pris Hammoudi. Elle Lui demande comment Il pourrait lui compenser tout ce qu’elle a enduré depuis l’enfantement jusqu’à l’éducation. Rien ni personne ne pourrait compenser cette perte. Quant à Ibrahim et Fatmé, leur petite frère leur manque énormément. Fatmé le voit toujours dans ses rêves. Dans son dernier songe, Hammoudi s’était coupé les cheveux, faisait le tour de toutes les tentes du camp, et avait appris à prononcer son nom.
Hajer n’a pas vu le corps calciné de son enfant. Son mari et ses parents l’ont inhumé dans un village proche. Après le drame, elle a passé deux semaines chez ses parents dans la localité de Bar Elias, dans la Békaa. A son retour, elle a fait le tour de tous les voisins dont chacun lui a inventé une histoire différente sur la mort de Hammoudi. Elle a écouté toutes ces histoires, puis demandé aux voisins de les répéter. Dans son esprit, une seule question la travaille: «Hammoudi a-t-il souffert avant de mourir?». Elle ne demande maintenant qu’une seule chose à Dieu: qu’Il ait pris Hammoudi sans souffrance. Peut-être pourrait-elle alors se sentir moins coupable.
Hajer vit des moments difficiles et ne trouve pas le sommeil. Hammoudi n’empêche plus sa mère de dormir. Mais elle ne dort pas. Elle visite sa tombe chaque semaine, convaincue que le mort repose mieux en paix lorsqu’on le visite. Elle a perdu toutes les affaires du petit dans l’incendie. Il ne lui reste que ses photos prises avec le téléphone portable de son père. Elle entend sa voix dire «maman».
Hajer n’oubliera pas son enfant et ne s’habituera jamais à son absence. Et la tristesse? Elle ne disparaîtra jamais non plus, car la peine ne cesse que lorsque l’amour disparaît. Pour nous qui lisons ces informations tous les jours, Hammoudi restera un enfant anonyme de plus, tué et qui est venu s’ajouter à la liste des enfants morts de froid, de maladie ou dans un incendie à l’intérieur d’un camp de réfugiés. Autant de drames qui se sont succédé depuis le début de la révolution syrienne. Plus tard, lorsque les Syriens auront conquis leur liberté, lorsqu’ils retourneront dans leur pays, ils laisseront derrière eux certains de leurs enfants nés au Liban et inhumés au Liban.
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