L’année au cours de laquelle il a décroché son baccalauréat en Libye, où il vivait avec ses parents, la révolution a éclaté. Il a vécu les malheurs et les risques de ce soulèvement, se déplaçant avec sa mère d’un abri à l’autre pour fuir les combats, au moment où son père se trouvait encerclé dans une autre ville, dans l’impossibilité d’entrer en contact avec eux. Le calme qui a régné après la chute de Mouammar Kadhafi leur a permis, à lui et à sa famille, de rentrer chez eux et de poursuivre leur vie quotidienne. Mais c'était une illusion, puisque le pays a connu un état de chaos sécuritaire, accompagné de frayeur, de désordre et d’opérations de liquidation dans un climat de paranoïa. La vie universitaire qu’il avait commencée est ainsi devenue impossible, d'autant qu'il avait perdu un grand nombre de ses amis durant la révolution et que sa vie était en danger.
C'est ce qui a poussé Younès à se rendre seul dans le pays natal de sa mère : l’Ukraine. Un pays qui vivait à son tour sa propre révolution et passait par une situation économique difficile. Il a essayé d’y poursuivre sa vie universitaire. Mais l'échec était de nouveau au rendez-vous, puisque l'université a refusé sa candidature, posant des conditions très sévères. Déçu il est ainsi rentré en Libye. À une époque où il lui était impossible de retourner en Syrie pour poursuivre ses études, comme il avait toujours rêvé de le faire, il ne lui restait plus qu'à prendre un bateau et à se diriger vers l’Europe. Ce fut un choix douloureux non seulement pour lui, mais également pour ses parents, puisqu'il était leur fils unique.
Younès est arrivé à Nice, en France, le 23 janvier 2014, via l'Italie. Ce jour-là, à la gare, il avait l'air triste et effondré, comme s'il était un pion entre les mains de forces sauvages. Mais il a résisté à l'envie de pleurer. Il a attendu Nasser, un Tunisien quadragénaire et ancien étudiant de son père. La joie de le rencontrer fut toutefois de courte durée, puisque la seule aide qu'il lui avait offerte a été des renseignements sur l'endroit où il devait présenter une demande d'asile. Pire encore, Younès a vécu à la merci et sous l’autorité de Nasser. Il a passé en sa compagnie des jours caractérisés par l'humiliation, l'oppression et les déplacements. Au cours de cette période, Younès a dépensé le peu d'argent qu'il possédait sur Nasser et son épouse, sous prétexte de partager leur médiocre logis, alors que celui-ci le traînait d’un endroit à un autre, pour le nourrir de l’aide alimentaire fournie par les associations caritatives aux pauvres, avant de le placer dans un abri. Il y passa deux mois et demi, seul, entouré de déplacés et de dealers de drogue. Il s'est enfin autorisé à pleurer, mais en silence, parce qu'il craignait de paraître faible dans un milieu où les faibles n'ont aucune place. Il était le plus jeune de tous les présents.
C'étaient les pires jours de Younès, le fils gâté, issu de la classe moyenne, mais que les circonstances ont considérablement appauvri, à tel point qu'un jour, il a ramassé une pièce de monnaie tombée d'un homme, passé devant lui. Au lieu de l'appeler et de la lui rendre, il l'a gardée pour s'acheter du pain et du fromage. En cette période, le cordon avec ses parents a été à jamais coupé. Il a beaucoup mûri, au point de paraître plus âgé qu'il ne l'était vraiment. Il ne s'en est pas plaint. Au contraire, il a caché à ses parents les détails de sa souffrance, comme ce jour où un jeune Tchétchène, l’ayant trouvé suspect, lui a administré une gifle le chassant de la mosquée où il se trouvait, alors que ses compagnons sont restés plantés là, à observer la scène. Cela a suffit pour mettre un terme à sa relation passagère avec cet endroit où il ne s'était d’ailleurs rendu que pour rechercher une quelconque tranquillité, d'autant qu'à la base, il n'est pas pratiquant, mais laïc à l'esprit ouvert tout comme sa famille.
Quelques jours plus tard, Younès a déménagé chez un ami, après avoir reçu un peu d’argent de son père. À cette époque, il n’avait pas encore droit à une assistance financière du gouvernement, parce qu’il était mineur. Il ne pouvait pas non plus bénéficier des cours gratuits d’apprentissage de la langue, avant que les formalités d’asile ne soient terminées. Celles-ci nécessitent près de neuf mois. Mais il avait décidé d’apprendre la langue pour pouvoir compter sur lui-même. Il a réussi à le faire, en quatre mois, en suivant des cours dans un des instituts. Cela lui a donné confiance en lui-même. Il était capable de faire face à la vie. Il s’est alors rendu dans une agence qui s’occupe des jeunes. Il y a rencontré Lolita, une assistance sociale, qui lui a indiqué un appartement appartenant à une des associations qui s’occupent des jeunes. Après que Younès ait reçu le droit d’asile, son dossier a été confié à Lolita et à Nicolas, un autre assistant.
Younès s’est ainsi trouvé face à un moment décisif de sa vie. C’est que la mission de Lolita et de Nicolas consistait à l’aider à décider de la vie qu’il voulait mener en France. Le jeune homme était tiraillé entre les orientations divergentes des deux assistants sociaux. Au moment où Nicolas s’employait à lui assurer un emploi modeste, Lolita croyait en lui et en son désir de poursuivre son rêve, à savoir celui de suivre des études de cinéma. Au bout du compte, tous les deux ont gagné. Le 7 septembre dernier, Younès s’est rendu à l’université, un premier pas vers la réalisation de son rêve.
La rencontre avec Younès m’a profondément marqué. En plus de la consolation que sa compagnie m’a apporté à une période où j’étais révolté face à l’exil que je subissais, il m’a fait aimer encore plus la France, ce qui a accru ma reconnaissance pour ce que ce pays a offert à Younès et avant lui à mon jeune fils Ward. Younès m’a rendu fier et a renforcé ma foi dans les capacités de l’homme syrien et de son amour de la vie, contrairement à ce que certains pensent.
À chaque fois que je le rencontrais, je voyais en lui Ward. Je souhaitais, lorsqu’il aura grandi, que mon enfant soit aussi courageux, intelligent et ambitieux que Younès. Ils sont le symbole de l’espoir dans notre exil, qu’ils rentrent ou non dans un pays qu’ils n’ont pas connu. Cela m’est égal. L’important c’est qu’ils ont échappé au drame et ont trouvé un autre pays qui les mérite et qu’ils méritent.