Cela fait quatre ans que je suis ici. Ma première année, je l’ai passée à Aley. J’ai aussi vécu trois mois à Bhamdoun.
Quand je suis arrivée au Liban, je n’avais pas encore choisi de destination finale. La plupart de mes collègues écrivains avaient présenté des demandes d’asile politique dans des pays européens. Pour moi, rien que l’idée d’une telle démarche était effrayante. Je ne pouvais pas m’éloigner trop de Damas. C’est pourquoi j’ai préféré rester au Liban. J’ai même peut-être choisi Aley pendant une année entière à cause de sa proximité de la route de Damas. Il me suffisait de regarder les voitures immatriculées en Syrie passer sur la route principale, et la vue de la plaque fixée à l’arrière portant la mention « Damas » suffisait à me rassurer.
La première année s’est écoulée. Pendant toute cette période, mes seules activités étaient la marche et l’écriture. Je profitais des journées ensoleillées de l’hiver dur de Aley pour traverser les chemins ombragés, cernés de vieux arbres, ces mêmes arbres qui avaient été témoins d’une guerre horrible qui ressemble à celle qui se déroule aujourd’hui dans ma patrie, la Syrie.
J’ai quitté mon pays, triste, la tête confuse, perdue, et la marche quotidienne m’a sauvée de l’effondrement. Pendant mes longues promenades solitaires, je me suis souvent arrêtée devant ces palais déserts, criblés de balles, qui conservaient pourtant un peu de leur beauté d’antan. Certains d’entre eux étaient moins endommagés que d’autres et avaient encore une grande majesté. Mais ils étaient quand même déserts et abandonnés. Peut-être parce que leurs propriétaires étaient morts ou bien partis à la recherche d’une patrie de rechange…
Avant la tragédie qui déchire aujourd’hui mon pays, j’avais cru qu’il me serait difficile de choisir une patrie de rechange. Plus tard, lorsque j’avais dû fuir une mort probable, je n’avais plus d’autre choix que de m’installer dans un lieu précis et de le considérer comme ma nouvelle patrie, même provisoirement.
Lorsque j’ai décidé de m’installer à Beyrouth, j’ai choisi la rue Bliss pour être proche des livres. Il y avait en face de moi la bibliothèque de l’Université américaine. En même temps, j’étais proche de la rue Hamra. J’ai voulu découvrir la ville de Beyrouth, à travers son cœur. J’ai vu ainsi le beau quartier de Ras Beyrouth, la rue Hamra grouillante de cafés, de restaurants et de pubs, tout en étant proche de la mer, cette mer que j’avais connue à travers les écrits de Ghada Samman, cette écrivaine syrienne qui avait vécu à Beyrouth pendant son âge d’or, avant d’être témoin de la guerre féroce qui l’avait détruite.
Aujourd’hui, je considère que je connais bien cette ville et ses environs.
La vue de mes compatriotes arpentant quotidiennement les rues de Beyrouth à la recherche de leur subsistance me fend le cœur.
En quittant le pays, on découvre une nouvelle tragédie, celle des pièces d’identité. On apprend ainsi qu’on possède un passeport tronqué, qui ne permet pas de se rendre dans un autre pays arabe… Comme si la mort était le seul choix laissé aux Syriens.
Pendant quatre ans, j’ai fait mes adieux à de nombreux amis qui sont passés par Beyrouth sur le chemin de la Turquie où les attendaient les embarcations de la mort. Qui saurait les en blâmer ? La mort et la misère ont resserré leur étau autour de la plupart d’entre eux, leurs maisons ont été détruites. Ils ont donc préféré la triste aventure des embarcations incertaines au fait de rester dans les camps de réfugiés, où il faut oublier sa dignité.
Il ne se passe pas une nuit sans que je reçoive une lettre pleine de tristesse et de désespoir envoyée par un de mes amis qui a choisi l’émigration…
Qui a dit que nous Syriens, souhaitions remplacer notre patrie par les forêts d’Allemagne ou prendre des photos avec les cygnes qui avancent majestueusement dans ses lacs ?
Nul ne souhaite s’éloigner de sa patrie. Seule la menace de mort a contraint les Syriens à partir. Lorsque les choix n’existent plus, que des villes entières sont détruites ou gouvernées par d’autres formes d’autoritarisme, dont la plus barbare est celle imposée par Daech, qui dépasse en horreur tout ce que le monde moderne a connu, on ne peut que partir...
Malgré tout, je souhaite conclure mon article par un mot : l’espoir. C’est cet espace qui nous donne encore la patience et la foi d’atteindre un jour la lumière au bout du tunnel.