Un salut à Beyrouth, une ville à la fois repue d'abondance et souffrant de pénurie… La politique et sa vacuité, la révolution et son inutilité, son boom immobilier et ses sans-abris, son droit d’asile et ses victimes d’injustice… Une ville où la vie côtoie l’agonie.
Un salut à une ville aux sociétés similaires, aux routes et aux méthodes tortueuses, où les camps sont des villes, les banlieues des États, et les ponts des prisons. Sa mer a pris le chemin de l’exil, et les vagues ne s’écrasent que sur du sable au point d’entacher sa couleur immaculée. Isolement et harmonie…
J’adresse un salut à une ville où se rencontrent à la fois tout genre d’humanistes et de racistes, la laïcité et le confessionnalisme. Ses murs sont pleins de messages d’amour et d’appels à l’expulsion. Une ville où les marchands de main d’œuvre étrangère ont reçu une décoration du grade de « sans honneur ». Mon prénom, Élias, m’a servi – dans la région où je réside – d’une sorte de laissez-passer frappé du tampon « casier judiciaire vierge », alors que mon travail a constitué pour moi un portail donnant sur une multitude de causes humanitaires, rassemblant de nombreux adeptes et activistes… C’était à la fois une libération et une servitude.
J’adresse mon salut comme un message de paix à une ville qui a abrité toutes les cultures, lesquelles ont trouvé des adeptes parmi ses habitants. Ces derniers y ont fait vivre des coins, des rues et des coulisses avec un art, une attention ou un passe-temps favori. La ville les a accueillis comme s’ils étaient une entité appartenant à diverses tribus et pratiquant nombre de rites… C’était à la fois l’image et le son.
J’adresse un salut comme un message de paix à une ville qui a pris l’habitude de se séparer de ses enfants. Des enfants qui ont grandi dans ses ruelles, qui ont été éduqués dans ses écoles, qui ont connu l’amour dans son ombre, et qui ont rêvé d’un cèdre qui leur construira une patrie. Mais ils n’ont pas arrêté de s’en aller sans aucun regret… C’était à la fois l’émancipation et la nostalgie.
J’adresse un salut à une ville, où on trouve ici et là entre ses buildings élégants, une ville maison. Ses enfants ont laissé des stigmates sur son front, comme une sorte de souvenir, avant de partir. Ses balcons se sont écroulés sous le poids des ans, et ses fenêtres se sont affaissées, comme si leur destin était de lui fermer les yeux pour dormir. Je marche près de lui et je l’entends exhaler avec tristesse l’histoire d’une ville étranglée par un cadenas rouillé. Je le vois chavirer, préoccupé par le jour où les pierres de son histoire se désintègreront, afin qu’elles soient remplacées par l’acier, le ciment, qui ne connaissent pas Feyrouz… C’est à la fois la noblesse et l’ingratitude.
À Beyrouth,
Un vœu et un salut sans plus…
Beyrouth n’aime pas les étreintes ou peut-être en a-t-elle eu assez des amants qui l’ont trompée. Aujourd’hui beaucoup la désirent et elle a peur que ceux-ci n’envahissent son cœur.
Ses embouteillages suffocants, ses bousculades, ses bruits assourdissants… Tout cela me pousse à prendre la fuite. Ils créent en moi une brèche qui ne peut être colmatée que par les ombres du passé. Je veux encore une fois prendre la fuite. La brèche s’élargit et je me retrouve plongé encore plus dans mon imagination. Comme dans un rêve…
Parfois, quand il m’arrive de me promener dans les rues de Beyrouth, je vois mon reflet dans la vitre d’une voiture qui passe. Je me surprends alors – comme dans un moment de lucidité – et je réalise que je réside ici !
Ceci est le plus étrange que j’aurais pu imaginer : « Je vis à Beyrouth ! ». Cela n’était ni un choix, ni une obligation. Telle est ma relation avec Beyrouth. J’ignore comment elle a commencé et pourquoi elle se poursuit…
Beyrouth est dure…
Dure à cause de sa proximité, froide comme la froideur de la peur.
Elle devient de plus en plus dure à chaque fois que je rentre de voyage, pensant que je deviens plus proche. Et je me vois encore m’éloigner.
Beyrouth est dure par sa franchise brute. Elle n’est pas conciliante, et elle n’enjolive pas la laideur de la vérité.
Quoi que je fasse pour être proche, je ne réussis jamais…
Oui, Beyrouth est dure, mais elle essaye d’être douce autant qu’elle le peut. Et je lui suis reconnaissant.
Je serai injuste envers elle si je me calfeutrais dans ma solitude et la blâmais pour ma situation d’étranger. Elle recèle des secrets qui permettent à son habitant – s’il le désire – d’ouvrir les portes de la vie et des plaisirs.
Elle m’a donné à moi l’étranger un espace pour rêver et me perdre, pour me chercher à chaque fois que son soleil se lève, afin de me construire un semblant d’appartenance dans un semblant d’exil. Pour être le plus proche possible de l’espoir.
Ici, j’ai rencontré des frères que ma patrie ne m’a pas donnés. J’ai vu en eux une patrie faite d’hommes. Ils ont pleuré avec moi quand j’ai pleuré mes souvenirs de là-bas. Et nous avons rêvé ensemble. Et il n’y avait ni frontière ni visa ou passeport qui puissent nous voler nos rêves.
Mon séjour à Beyrouth m’a littéralement bouleversé. L’isolement qui m’étrangle, la solitude – relative – m’ont mis face à une interrogation (pourquoi ?) que j’ai toujours fuie. Je me suis retrouvé essoufflé à la recherche d’un nouveau sens, d’une nouvelle valeur qu’on appelle « la vie ». Et je le suis toujours.
Un merci permanent du fond du cœur à Beyrouth… Non pas en tant qu’individu durablement installé, mais comme un pas sur le chemin du retour. Un retour vers demain, un lendemain le plus proche du passé.
Et pour là-bas, pour Alep, ne reste que le salut, les baisers et toute la tendresse…
En espérant que demain ne soit pas fait de maisons que l’attente a fermées, que l’absence a meublées, et dont les souvenirs ont été façonnés par l’oubli.
Ces souvenirs qui sommeillent aujourd’hui sont orphelins de ceux qui les gardent, ceux qui les font vivre, ceux qui les pleurent… rangés dans un tiroir, une boîte ou un livre.