C’est dans ce contexte que l’Association libanaise d’histoire s’est constituée. Il s’agit d’une initiative lancée par un groupe d’enseignants d’histoire et d’académiciens, qui se proposent de combler des lacunes constatées et de proposer une nouvelle approche de l’histoire en tant que discipline et non seulement une matière à enseigner. Cette approche part du principe qu’un récit historique, qui est le fruit d’un consensus, est à l’antipode de la conception même de l’histoire, voire un oxymore. Un récit unique limite toute possibilité de favoriser une réflexion historique et de préparer les individus à réfléchir de manière critique et créative sur des questions qui affectent leurs vies actuelles.
L’histoire enseignée actuellement dans la majorité des écoles libanaises ne permet pas aux écoliers de procéder à la manière des historiens, c’est-à-dire d’entreprendre des recherches sur des éléments de preuves pour construire un récit historique, de mettre en cause l’interprétation de faits ou encore d’apporter des réponses à des questions cruciales. Au contraire, les enfants apprennent seulement à retenir par cœur des informations pour les réciter aux examens. Une approche différente pour étudier l’histoire existe pourtant ; elle permet aux enfants d’apprendre la science de la pensée et à se comporter comme des historiens responsables. La mission de la LAH est d’intégrer cette approche au cœur des valeurs libanaises visant à hisser l’enseignement à un niveau supérieur et à favoriser l’émergence d’une génération d’individus capables de gérer une compréhension difficile et complexe de notre histoire, faite de diversités, de conflits et de changement.
La transformation intervient à différents niveaux. Au plan politique, c’est l’impasse. Aussi, la LAH s’est fixé pour objectif d’initier le changement à la base, au niveau des enseignants. Nous ne souhaitons pas bouleverser les méthodes suivies par tous les enseignants du Liban. La théorie du changement que nous adoptons se présente comme une procédure longue cependant durable. Nous croyons ferme qu’une transformation se produira lorsque les enseignants deviendront des professionnels en apprenant à travers leurs propres méthodes. Nous travaillons avec des enseignants qui trouvent un grand intérêt dans les énigmes historiques enseignées aux enfants et remettant en question les causes, les changements et autres concepts historiques.
Nous investissons dans ces enseignants. Dans de nombreux pays du monde, qu’ils soient développés ou victimes de conflits armés, Il a été prouvé que ces instituteurs apprennent à élaborer des programmes scolaires et deviennent valorisés par leurs gouvernements respectifs, qui comptent sur eux durant les périodes de préparation et de rédaction des cursus.
Notre vision d’avenir repose sur une transition qui doit se faire pour passer de la phase d’apprentissage de l’histoire, fondée sur un même récit, à celle de son acquisition en tant que discipline, et ce en soutenant le développement professionnel des enseignants pour qu’ils puissent devenir une force de changement et réussir à modifier les programmes scolaires. La LAH se concentre sur deux stratégies principales pour initier cette transformation. D’une part, nous proposons une approche disciplinaire de l’enseignement de l’histoire. D’autre part, nous accordons une attention particulière aux enseignants extrêmement motivés et désireux d’opérer ou de diriger une mutation.
Nous avons déjà essayé au Liban d’enseigner l’histoire aux étudiants à travers une approche fondée sur le récit unique. Les enfants ont reçu une même version de l’histoire, soigneusement élaborée et ayant fait à un moment donné, l’objet d’une sorte de consensus « national ». Le passé est raconté sous la même forme : l’histoire est factuelle et non pas problématique ; les enfants apprennent seulement à retenir des événements et des récits et à les reproduire par la suite tels qu’ils ont été présentés dans les livres, sans aucune enquête ou interprétation personnelles et sans aucune reconstruction du passé. Leur façon de procéder est littéralement à l’opposé de celle des historiens. Ces derniers répondent à des questions réelles relatives au passé, en examinant les éléments de preuve et les sources, ainsi que les différentes interprétations disponibles de faits, en employant des concepts historiques qui requièrent un niveau élevé de réflexion.
Du coup, si l’approche fondée sur l’enseignement d’une version unique de l’histoire tend à rassembler les communautés en leur permettant de se souvenir d’une série d’événements historiques qu’un groupe de personnes peut trouver dénués de toute connotation conflictuelle, les enfants ratent dans ce cas l’opportunité d’apprendre à travers des expériences riches en réflexions critiques et en apprentissage coopératif. Ils apprennent seulement à reproduire l’interprétation que d’autres donnent des événements du passé, ce qui en soi est une pratique en contradiction avec toute forme de vie démocratique.
Une approche disciplinaire pour l’apprentissage de l’histoire donne aux enfants des outils leur permettant de démontrer leur capacité à lire de manière responsable des informations et à employer les critères historiques afin de développer leurs arguments, étayés de preuves.
Les concepts historiques fondamentaux comprennent : 1) La causalité : expliquer ce qui a provoqué un événement, 2) Le changement et la continuité : décrire les changements qui se sont produits, 3) L’importance : analyser ce qui a été important et pour qui, et 4) Les similitudes et les différences : établir des comparaisons et des contrastes. Un type d’enseignement qui met l’accent sur l’histoire en tant que discipline requiert des conversations ciblées entre les apprenants, une collaboration dans le domaine de la recherche, un développement des aptitudes de communication et de solution des problèmes et tend à élargir le spectre moral et éthique des jeunes apprenants. Cette approche est actuellement appliquée dans de nombreux pays développés. Il n’en demeure pas moins que d’autres État, qui ont été le théâtre de guerres similaires à celle du Liban, ont également réussi à passer de la version unique de l’histoire à l’approche disciplinaire. Ce passage a nécessité de nombreuses années, il est vrai, mais dans de nombreux cas, des professeurs d’histoire extrêmement motivés avaient lutté afin d’opérer un changement au niveau des cours qu’ils donnent et avaient fini par gagner la confiance de leurs gouvernements respectifs et par écrire leur propre programme d’histoire nationale. C’est ce qui explique notre deuxième objectif qui est de collaborer avec des enseignants extrêmement motivés puisqu’il leur incombera d’établir les programmes d’histoire.
Depuis sa création en 2013, la LAH a organisé un nombre d’activités et de programmes de formation, portant principalement autour du thème de la réflexion historique et s’adressant à des centaines d’enseignants. Dans une première étape, nous avions tablé sur un petit groupe d’enseignants motivés qui avaient suivi un programme intensif de formation, étalé sur une année. Celui-ci leur avait permis de modifier leur enseignement grâce à une approche disciplinaire suivie et de mettre en place des unités pédagogiques mettant l’accent sur le développement de la réflexion historique. Au cours de cette étape, il a été possible d’identifier trois instructeurs débutants qui ont fini par rejoindre la première équipe de formateurs de la LAH, au cours de la deuxième phase de ses activités. Durant cette phase, la LAH s’était fixé pour objectif de s’étendre au niveau régional. Un programme comprenant des ateliers de travail étalés sur trois journées entières a été ainsi organisé à Baakline, Tripoli et Kfarjaouz. Cent vingt professeurs d’histoire ont pris part à ce programme qui s’est articulé autour de deux axes : une introduction à la pensée historique, et les stratégies à suivre durant les cours d’histoire. Les enseignants ont fait montre d’un intérêt particulier au cours des stages offerts parce qu’ils ont réalisé qu’il existait une voie pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvent les programmes et une possibilité de développer l’enseignement de l’histoire en dépit des conflits qui continuent de survenir au niveau national.
La troisième phase qui sera lancée durant l’année académique 2016-2017 consiste en une formation intensive et ciblée prévue pour un groupe de 40 professeurs d’histoire, sélectionnés parce qu’ils ont été jugés extrêmement motivés et qualifiés. L’objectif de cette formation est d’élargir l’équipe de formateurs afin de pouvoir mettre en place un noyau qui pourra éventuellement être mis au service du ministère de l’Éducation durant le processus d’établissement puis d’application d’un nouveau curriculum d’histoire.
© Illustration de l'artiste libanais Rodrigue Harb
Des succès et des défis
Depuis que l’aventure de la LAH a commencé, les récits de réussite et d’échec se sont succédés, fournissant autant de matières de réflexion dans le cadre de futures tentatives pour développer l’éducation de l’histoire au Liban. Une des success stories porte sur le courage de l’une des enseignantes, Amira Hariri, qui a réussi à plancher sur le sujet délicat des causes de la guerre civile au Liban et à développer une unité d’enseignement fondée sur l’enquête. Comme le souligne d’ailleurs Christine Council, de l’Université de Cambridge, qui a conduit la formation des enseignants en 2014, « les étudiants d’Amira sont parvenus, en appliquant la pensée disciplinaire d’une manière judicieuse et visée, à trouver la distance intellectuelle et la rigueur nécessaires pour aborder un sujet complexe et d’une importance considérable, dans son propre pays. Je constate qu’une approche disciplinaire l’a dotée des instruments intellectuels qui ont soutenu son courage moral ». Cette institutrice avait bénéficié de l’appui de l’administration de son école, pour tenter de nouvelles approches au niveau de l’enseignement de l’histoire. Mais alors que certains enseignants se sont montrés capables de renoncer à l’apprentissage de l’histoire en tant que récit unique, d’autres l’ont trouvé difficile. Certains participants au programme étaient parfois tellement pris par les méthodes pédagogiques modernes et actives employées pour façonner des approches de réflexions historiques (…), qu’ils les ont prises, elles, pour l’objectif principal et non leur finalité qui est de favoriser la réflexion ou l’argumentation historiques. Plusieurs autres étaient surtout préoccupés par le souci de suivre et de terminer leur programme à temps. Un groupe était de son côté réfractaire à une modification de ses méthodes de travail, alors qu’un autre était sceptique quant à la capacité des étudiants à bâtir leur propre interprétation d’événements historiques. Avoir l’humilité de mettre en cause ses propres pratiques a constitué un défi majeur pour tenter de nouvelles méthodes dans l’enseignement de l’histoire.
Si nous réalisons parfaitement que le chemin est long avant de pouvoir atteindre notre objectif, qui est de revoir et de dépolitiser l’enseignement de l’histoire, nous pensons aussi qu’une approche ascendante et collaborative avec les décisionnaires peut le raccourcir et faire en sorte qu’il réussisse. Pour cela, nous comptons sur le courage des enseignants d’histoire et des historiens, ainsi que sur celui des décisionnaires désireux de repenser les méthodes de réflexion qui ont prévalu pendant des décennies et qui ont freiné tout développement dans ce domaine.
Dr Bassel Akar Professeur assistant à l’Université Notre-Dame – NDU
Dr Maha Shuayb Directrice du Centre d’études libanaises
Nayla Hamadeh Conseiller pédagogique
Les auteurs sont tous membres fondateurs de l’Association libanaise d’histoire (LAH)