La petite fille aux cils poussiéreux ne s’en embarrasse pas; elle demande franchement la bouteille d’eau posée à côté de lui, sur le siège avant, par le conducteur, en lui disant: Ma mère a soif! C’est de la même manière qu’elle réclame une boîte de conserve «parce qu’elle a faim», en posant la main sur son ventre creux, dans une expression universelle de faim. Parfois, les enfants émergent de derrière une montagne de paquets de mouchoirs en papier, de fleurs ou de crayons, camelote qui leur assure de petits gains, histoire de suppléer aux grands dans la couverture des frais de la famille.
En raison de la cohue créée par le trop grand nombre d’enfants mendiants, certains d’entre eux choisissent de circuler autour des magasins et des restaurants pour vendre leur pacotille de fleurs, de paquets de mouchoirs en papier ou de crayons.
Aux abords de l’un des restaurants de Tripoli, dans le Nord libanais, la petite Ola, portant un grand bouquet de roses, est visible presque tous les jours. La direction du restaurant semble encourager sa présence. Mais tous les patrons de restaurants ne sont pas aussi bienveillants. Un petit Syrien a même été brutalisé par un serveur, dans un grand restaurant de la rue Hamra, à Beyrouth. Un incident qui a enflammé d’indignation les réseaux sociaux. Mais qui s’est soldé par un piquet de protestation orphelin devant le restaurant en question.
Cette agression est loin d’être la seule, et les coups ne sont pas la seule brutalité essuyée. À Saïda, la petite Fatmé est morte, écrasée par une voiture, peu avant minuit, alors qu’elle tentait de solder ses dernières roses. Le chauffard criminel qui l’a tuée a disparu, mais un groupe de jeunes devait, le lendemain, organiser une manifestation pour «la vendeuse de roses», dans un effort pour sensibiliser l’opinion aux graves dangers qui menacent les enfants de réfugiés syriens dans les rues du Liban. Quelques stations de télévision ont relayé cet effort et reçu les organisateurs en invités de leurs programmes. Ceux-ci ont expliqué les dangers physiques et psychiques encourus par les enfants dans les rues du Liban. Des risques qui se renforcent au fur et à mesure qu’avance la soirée, et que se vident les lieux où les enfants attendent les adultes qui les ramasseront.
Selon un rapport de l’agence britannique Care paru en juin 2014 plus de 50,000 enfants syriens réfugiés au Liban travaillent 12 heures par jour dans des circonstances difficiles, pour subvenir aux besoins de logement et de nourriture de leurs familles.
Seuls 30% des enfants de réfugiés sont scolarisés, selon la même étude. Même là, la violence verbale et physique que subissent ces enfants transparaît clairement dans les expressions racistes et confessionnelles qu’ils véhiculent dans leur langage; ces petits portent parfois des lames et montrent dans leur conduite des signes de repli et de peur de la société. Des associations civiles locales et internationales essaient de leur proposer des programmes de soutien psychologique et social destinés à l’enfance, parallèlement aux programmes académiques. Quant aux enfants de rues, plus exposés aux problèmes sociaux et psychologiques, et même à la violence physique, ils sont privés même de cet appui, du fait de leur absence des écoles spéciales destinées aux réfugiés, sans parler des parents acculés à les pousser à mendier ou à travailler pour subvenir aux besoins de la vie.
Selon une étude établie conjointement en février dernier par le ministère libanais du Travail, l’Organisation internationale du Travail (OIT) et l’association «Save the Children», les enfants syriens représentent 73% des enfants de rues au Liban, et la plupart souffrent de violence familiale, physique, et d’exploitation sexuelle. Le ministre libanais du Travail Sejean Azzi les qualifie, dans l’étude en question, de «bombes à retardement» et de «projets potentiels de terroristes». Le ministre a souligné combien il est important de les traiter humainement, étant la «chair de notre chair». Il s’est engagé en mars dernier à achever au plus vite l’étude d’un centre d’accueil qui leur serait destiné. Mais la promesse est restée verbale, et seul un site électronique relevant de «l’unité de lutte contre le travail des enfants» a vu le jour au ministère.
Sur le terrain, les agents des Forces de sécurité intérieure s’abstiennent d’arrêter les enfants de rues syriens, sauf dans les cas d’usage ou d’écoulement de drogue, faute de disposer de centres de détention spéciaux pour les adolescents, ainsi qu’en raison du surpeuplement des pavillons pour délinquants dans les prisons libanaises. Un certain nombre d’officiers assurent que, pour cette raison, ils sont forcés de fermer l’œil sur certaines situations de délinquance juvénile.
Certains observateurs redoutent que ne se compliquent, avec le temps, les problèmes sociaux que pose la présence des enfants syriens dans la rue. Le mariage précoce des filles de réfugiés, pour des raisons financières, en est un. La précocité nuptiale peut également se justifier par le besoin de protéger ces filles du harcèlement, ou de la prostitution. Le risque existe aussi qu’elles ne soient recrutées par des gangs de voleurs; ou que des groupes religieux ne transforment de jeunes adolescents en enfants-soldats. Des scénarios tout à fait réalistes à mesure que cette situation d’exception se prolonge.
Pour l’Onu, le règlement du problème du travail des enfants de réfugiés syriens est directement lié à l’assurance d’une aide alimentaire sûre et régulière à leurs familles. De toute évidence, l’arrêt de cette aide risque d’avoir sur les enfants les conséquences désastreuses évoquées plus haut.
Dans tous les cas, le manque de statistiques officielles relatif au travail des enfants syriens entoure ce fléau social d’un grand brouillard d’ignorance aussi bien au niveau des chiffres qu’au niveau des réponses possibles.