Cet article est une tentative résumée d’analyse dans une perspective sociale et économique, loin de la politique, de ses discours et de ses vicissitudes.
L’historien et chercheur Fawaz Traboulsi pense que ces trois vagues de réfugiés présentent de nombreux points communs, allant des problèmes qui se posent aux premières heures de l’exode, notamment les modalités de logement de ces réfugiés, jusqu’à la recherche des moyens de profiter de la nouvelle main d’œuvre, qui n’est pas la dernière des questions soulevées par de pareils événements.
L’exode arménien
Les Arméniens, selon Traboulsi, «ont d’abord travaillé en tant qu’artisans et ouvriers». «Il n’existe pas de datation précise de l’époque à laquelle la classe moyenne arménienne a débarqué au Liban, ni à quel moment la réalité de cette immigration s’est précisée, note-t-il. Les Arméniens au Liban ont profité des aides qui leur ont été offertes par les communautés arméniennes dans d’autres pays, ce qui a facilité leur insertion, notamment dans la vie politique. Depuis l’indépendance en 1943, des postes de députés et de ministres leur ont été accordés. Ils n’ont pas simplement adhéré à des partis arméniens, mais aussi à des partis libanais, de gauche comme de droite. Ils ont vécu en paix et ont coopéré aux niveaux social et économique avec les réfugiés libanais venus du Sud et de la Békaa».
Quand nous examinons cette immigration aujourd’hui, dit Traboulsi, nous la trouvons «positive et réussie». Les Arméniens sont arrivés dans la région avant la création du Grand Liban en 1920. Ils ont joué un rôle industriel à deux époques importantes de l’histoire du Liban. La première est celle de la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle l’Europe et ses armées ont eu besoin d’un approvisionnement en produits civils. La deuxième époque est celle de la guerre civile, au cours de laquelle les régions arméniennes, notamment Bourj Hammoud, se sont transformées en zones industrielles dont le rayonnement ne s’est pas limité au marché libanais, puisque leurs produits étaient exportés dans plusieurs pays du monde.
L’expert économique Élie Yachouhi partage cette même vision positive de l’immigration arménienne. Il affirme: «Que la société arménienne ne soit pas ouverte aux autres n’a pas empêché les immigrants au Liban de partir de zéro, d’un point de vue économique. Alors qu’une minorité d’entre eux était dotée à son arrivée de moyens financiers, beaucoup d’autres ont réussi à amasser des fortunes à partir de leur travail dans l’industrie, le commerce et le secteur bancaire. Si l’on excepte les premiers temps de leur exode, les Arméniens n’ont pas constitué un fardeau pour le Liban, son État et sa société. Ils ont contribué à son essor après la Seconde Guerre mondiale, mais la guerre civile a été un coup dur pour beaucoup d’entre eux. Ils ont ainsi été contraints à l’émigration, et leur nombre est passé de près de cinq cent mille à quelque deux cent cinquante mille».
Cette «vision positive» de l’immigration arménienne est parachevée par les propos de l’ancien bâtonnier Chakib Cortbawi: «L’immigration arménienne diffère aussi des deux autres vagues d’immigration d’un point de vue légal. La plupart des Arméniens sont arrivés au Liban dans la période de la Première Guerre mondiale, soit avant la naissance même de l’identité/nationalité libanaise. Le 30 août 1924, il a été considéré que tout Ottoman résidant au Liban est libanais, à moins qu’il ne choisisse une autre nationalité. Cela signifie que les Arméniens, qui étaient des sujets de l’Empire ottoman, ont acquis la nationalité libanaise légalement quand le Grand Liban a été créé».
L’exode palestinien
Traboulsi affirme que les réfugiés palestiniens n’ont pas représenté un fardeau économique et social au Liban avant la moitié des années soixante ou le début des années soixante-dix, et «n’ont pas participé pas à des mouvements de revendication pour les droits économiques et sociaux». Avant cette époque, soit avant le début de l’activité de la guérilla à partir du territoire libanais, la signature de l’Accord du Caire (1969) et l’éclatement de la guerre civile, «la majorité des Palestiniens travaillaient dans l’agriculture, dans le bâtiment et dans l’exercice de petits métiers, une minorité étant active dans l’enseignement, l’industrie, le commerce ou le secteur bancaire. L’agence onusienne Unrwa était responsable de l’enseignement et de l’assistance à l’intérieur des camps».
Alors que Cortbawi souligne que «les Palestiniens ne sont pas venus au Liban dans l’objectif d’acquérir la nationalité libanaise», Traboulsi estime que leur présence ne représentait pas un problème ou un danger social et économique pour le pays. Il ajoute: «La présence palestinienne aurait pu ne pas contribuer à l’éclatement de la guerre (1975) si les deux camps libanais en conflit étaient d’accord sur la politique à suivre. Kamal Joumblatt lui-même, qui était l’allié des Palestiniens, s’était prononcé en faveur d’une équation stipulant l’échange de la présence armée palestinienne hors des camps contre des réformes politiques qui auraient accordé aux musulmans libanais une participation politique plus vaste dans le système et au sein de l’État. En effet, il n’était pas en faveur de l’implantation des Palestiniens, à majorité musulmans, sachant qu’il est de notoriété publique que la naturalisation des Arméniens, en majorité chrétiens, avait contribué à faire pencher la balance confessionnelle en faveur de ces derniers».
Yachouhi estime pour sa part que, malgré la résidence de la plupart des Palestiniens à l’intérieur des camps (12), «le niveau d’éducation très bas de la majorité d’entre eux les a privés des compétences nécessaires pour exercer des métiers intermédiaires. Ces deux facteurs sont à la base du problème économique et social palestinien au Liban, surtout que la majorité des Palestiniens éduqués et fortunés ont émigré de ce pays».
L’exode syrien
Yachouhi insiste sur deux répercussions directes de l’exode syrien au Liban: «La surexploitation de l’infrastructure, et la concurrence à la main d’œuvre libanaise ainsi que la hausse du chômage dans les rangs des Libanais».
Il ajoute: «Quelque 7 à 8% d’entre eux sont aisés et dépensent pour leur subsistance et pour l’éducation de leurs enfants au Liban. Toutefois, plus de 90% sont issus de couches défavorisées. Je ne pense pas que l’assistance matérielle et en nature qui leur parvient des organisations internationales soit suffisante».
Traboulsi ne nie pas «la surexploitation de l’infrastructure, bien que les propos à ce sujet soient exagérés». Il relève une autre exagération dans les estimations qui chiffrent «à quelque sept milliards de dollars les pertes essuyées par le Liban suite à la crise de réfugiés syriens». «Comment la Banque mondiale peut-elle avancer ce chiffre, adopté par l’État libanais, sans que les bénéfices ne fassent eux aussi l’objet d’estimations?», se demande-t-il. Le Liban, selon Traboulsi, «a été soulagé en grande partie de la concurrence des produits agricoles syriens, et il exporte désormais en direction du marché syrien des produits qu’il importait auparavant». Concernant la concurrence de cette nouvelle main d’œuvre syrienne, il se dit convaincu qu’ «elle nuit en premier lieu à une main d’œuvre syrienne plus ancienne, qui était déjà établie au Liban».
Malgré leurs différences d’opinions, Yachouhi et Traboulsi s’accordent à dire que cette immigration syrienne, qui s’est déroulée dans l’urgence et qui se perpétue, se reflète dans le paysage politique et au niveau des intérêts des uns et des autres.
De ces trois exodes, les Libanais ne se sont réconciliés qu’avec le premier d’entre eux, l’arménien. Un siècle plus tard, ils en ont toujours une image favorable, acceptant sans problèmes que ces ex-réfugiés soient devenus leurs compatriotes.
Ils continuent d’ignorer, en revanche, le second exode, celui des Palestiniens, et la ghettoïsation des réfugiés dans des camps, où les offres de travail sont limitées et conditionnées. Les raisons qui sous-tendent cette attitude sont nombreuses: à commencer par la peur de l’implantation de ces réfugiés au Liban, ensuite la mémoire du rôle palestinien dans l’éclatement de la guerre en 1975. Sans oublier le conflit israélo-palestinien qui se poursuit, ce qui signifie que les Palestiniens demeurent des réfugiés et que leur sort dépend de l’issue de ce conflit.
Pour ce qui est du troisième exode, le syrien, il représente, pour les Libanais, le summum du drame de l’exil dans ce petit pays à la structure sociale complexe. Comme d’habitude, ils adoptent des positions diamétralement opposées vis-à-vis de cet migration, tout en constatant l’incapacité de leur État à en réglementer le flux, tant que la crise syrienne se perpétue et que personne n’en perçoit l’issue ni ne peut prévoir quand ces réfugiés rentreront chez eux.
L’exode arménien a eu un impact positif, L’exode palestinien n’a pas constitué un poids économique et social dangereux, L’exode syrien n’est pas encore très clair quant à ses effets