Puis vient soudain l’exode forcé qui engendre une multitude de tensions: personnelles (au sein même de l’individu), ou publiques (entre les personnages eux-mêmes dans leurs rapports quotidiens, et entre les personnages et leur milieu). Et si les créateurs de cette action dramatique (le réalisateur Rami Hanna, qui a co-écrit le scénario avec Iyad Abou el-Chamat) se sont inspirés de la «réalité sociale» pour imaginer leurs personnages et l’environnement syrien dans le quotidien de leur «exil» libanais, la sensibilité de la relation confuse et ambiguë entre Libanais et Syriens trouve une place particulière dans ce processus dramatique, à travers une espèce d’immunité de l’écriture qui reste fidèle à la réalité sans toutefois porter de jugement préconçu.
Des histoires
Ce sont des histoires racontées par leurs propres gens: des Syriens fuyant la destruction de leur pays vers une région libanaise à la recherche du salut, ou d’un refuge jusqu'à la date du retour. Des histoires pas tellement différentes de celles qu’on connaît généralement sur des gens qui ont leurs propres habitudes et traditions sociales, religieuses, culturelles et éducatives conservatrices. Des histoires qui n’apportent rien de particulièrement nouveau concernant une population dans sa vie quotidienne connue de l’écrasante majorité des Libanais. Mais l'interdépendance des contextes dramatiques ont été synthétisés dans un langage technique respectant l'équilibre visuel entre ces histoires qui se chevauchent et entrent dans une collision dramatique, esthétique et humaine, puis les accompagne dans l’objectif de détecter ce qui est enfoui dans les cœurs, les esprits et les émotions. Cette cohérence dramatique est un facteur fondamental dans la transformation de simples anecdotes orales ordinaires en une construction intégrée et homogène, truffée de miroirs qui livrent et mettent à nu les personnages, à partir d’une impasse fondamentale : le déclenchement d’une révolution populaire pacifique en Syrie (18 mars 2011) aux fins d’exiger des droits fondamentaux et une justice sociale, qui s’est par la suite transformée en déchaînement sanglant de violence. Une situation qui a conduit les gens à se réfugier au Liban et à s’installer dans une école, d’où sont partis les événements étalés sur 30 épisodes d’une série télévisée.
La révolution et sa transformation en guerre dévastatrice ne constitue pas cependant l’unique noyau dramatique du scénario, malgré l’atmosphère en arrière-plan qu’elle diffuse, les actions et les colères qu’elle suscite. Il n’en reste pas moins que sa présence dans le texte induit une série d’interrogations d’ordre moral et de style de vie : le sens de la patrie et l’appartenance à celle-ci, la signification de cette scission entre les Syriens eux-mêmes (souvent au sein d’une même famille) du fait du désastre qui a gagné le pays, la société, les gens et l’infrastructure. D'autres questions se posent aussi: l’identité, la relation avec soi-même et avec l'autre, l’exode et l’exil. Sans oublier, l'amour, les chocs, les préoccupations liées à l’actualité, la peur du lendemain, etc.
Des questions dont les concepteurs de la série ne prétendent pas connaître les réponses, ni même chercher à les savoir, mais qu’ils posent en vrac dans le sillage des personnages, des événements et dans les différentes structures des épisodes. C’est dans tout cela que le texte construit sa vision propre de la révolution – et tout ce qui s’en suit de folie meurtrière et de violence – sur des bases dramatiques pures, tirées de la nature des relations entre les personnes ou les personnalités.
La crédibilité du traitement et des faits
Entre la lecture de «l’événement» syrien sanglant et l’écoute des sentiments sincères vis-à-vis de problèmes ou de détails de la vie quotidienne liés ou non à cet événement (une histoire d’amour entre une jeune femme et un homme marié ou entre deux adolescents; le fait d’avoir différents emplois pour assurer son gagne-pain; la recherche d’un moyen pour émigrer, même par des voies illégales; le fait de rejoindre des groupuscules qui s’entre-tuent en Syrie; l’effondrement de la relation entre un père et son fils; ou encore les besoins physiques/spirituels de la femme, etc.), «Ghadan Naltaqi» est en harmonie avec la spontanéité de la confidence au cœur du chaos. C’est comme si ce qui se produit sur le petit écran était le déroulement d’une vraie vie, ou comme si les personnages évoluant dans les compartiments de l’école (où sont logés les réfugiés syriens), que ce soit entre eux ou avec l’extérieur, étaient tels qu’ils sont dans la réalité : de véritables personnes qui vivent la souffrance de l’émigration, l’impasse de l’instant présent, et la douleur de vivre dans un environnement qui ne leur est pas tout à fait favorable pour des considérations politiques, confessionnelles et racistes bien connues. Avant cela, ils vivaient en fonction de besoins sociaux, scolaires et culturels auxquels ils ont été habitués dans leurs différents environnements syriens et qu’ils ont hérités génération après génération. Cela apparaît dans le cadre du texte et de son contexte dramatico-oral, ou dans un climat général dont le texte télévisé révèle plus encore le réalisme de la vie quotidienne. Le dynamisme des personnages, des voies et des destins de la série est le prolongement naturel de la vitalité des Syriens déplacés et à la recherche de moyens pour vivre dignement, dans un pays agité du point de vue des relations entre eux et ses habitants, ou pour sortir (par n’importe quel moyen) de la destruction sauvage qui ravage l’ensemble de la région.
De nombreux instants révèlent par ailleurs une autre ingéniosité au niveau de l’écriture et du style dans l’approche des détails. L’ironie et le rire naissent parfois de positions dures, et l’anecdote – même amère – allège quelque peu le poids de la situation tragique ou dramatique au moment opportun. Ce n’est pas de la comédie, mais un reflet réel de la nature de personnes qui maîtrisent l’art de laisser place au rire dans les moments les plus terribles. Cela n’est cependant pas fréquent, et reste une tentative «positive» de rendre certaines postures, situations et personnages plus sincères au niveau de l’expression comportementale ou verbale.
Plusieurs observations positives peuvent être faites concernant la série diffusée durant le mois de ramadan 2015:
Si l’écriture bénéficie d’une capacité visuelle à aborder les vies réelles de personnes se trouvant au bord de divers effondrements (et parfois en plein cœur de ceux-ci), l’approche dramatique de la situation maintient un réalisme dur dans le récit de contes individuels qui peut servir de témoignage vivant sur ce que signifie la souffrance, la perte et l’émigration, l’espoir aussi. Des témoignages qui reflètent une réalité, racontent des chapitres de l’enfer de la vie dans le chaos – un chaos humain avant que d’être politique, sécuritaire, culturel ou économique – et révèlent les secrets d’âmes détruites, mais mues quand même par l’espoir de l’emporter sur l’ingéniosité de la mort, sous ses différents aspects, en profitant de tout moment de joie ou de plaisir.
Tout cela est soutenu par une réalisation qui fait un usage varié des couleurs sombres, de façon à se rapprocher, sur le plan visuel, des crises profondes vécues par les personnages et de leurs âmes plombées par le poids de la fatigue et de la peur. En dépit du fait que les caméras sortent des chambres et de leur périmètre étroit (80 % des scènes sont pourtant filmées dans un seul endroit à l’intérieur d’une école dans la région de Smar Jbeil), la direction de la photographie (menée par le Tunisien Mohammed Meghraoui) préserve très souvent un système de couleurs sombres, synonyme d’un climat dominé par la noirceur, la terreur, les déchirures, les déceptions et les contradictions. Quant au scénario de Mazen Saadi, il assure un équilibre préexistant entre les histoires et leur déroulement, une coordination qui vient compléter le panorama général.
En résumé, «Ghadan Naltaqi» reste un témoignage télévisuel sur une situation strictement humanitaire, sous ses différents aspects. Il s’agit d’une expérience au niveau de la production (par «Chabakat Qanawat Abou Dhabi», en collaboration avec la société de production syrienne «Claquettes») qui devrait susciter de plus amples débats, en raison de sa capacité à se livrer à des incursions au sein des soucis des protagonistes et de leurs questionnements, toujours en quête de réponses en suspens.
L’identité, la relation avec soi-même et avec l’autre, l’exode et l’exil. Sans oublier, l’amour, les chocs, les préoccupations liées à l’actualité, la peur du lendemain, etc. Des questions dont les concepteurs de la série ne prétendent pas connaître les réponses, ni même chercher à les savoir, mais qu’ils posent en vrac dans le sillage des personnages, des événements et dans les différentes structures des épisodes