« Beyrouth t’a bien changé mon ami! »

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Posté sur juil. 01 2015 5 minutes de lecture
« Beyrouth t’a bien changé mon ami! »
© Sam Lens
«L’ami, Beyrouth t’a bien changé!». C’est sur ces paroles et le constat qu’aucun de nous deux ne pourra changer l’autre, que s’acheva mon dernier entretien téléphonique avec Tarek. Pour lui, j’étais devenu «esclave de mes passions», et seul lui était resté fidèle à nos aspirations profondes.
Il y a quatre ans, Tarek n’était encore qu’un universitaire ordinaire, né à Damas, quartier «Jobar», inscrit à la Faculté de génie de Homs, un blond aux yeux bleus à faire chavirer les cœurs, passant son temps à faire la cour aux plus jolies étudiantes et à provoquer leurs avances. Moi, à l’époque, je jouais à être sa conscience, à tempérer ses élans, tout en m’en servant d’exemple pour surmonter ma timidité rurale.
Début 2011, les manifestations anti-régime commencèrent. Très vite, pour moi, comme pour la plupart des habitants de Homs et de sa province, le mur psychologique de la peur tomba, et je me vis parmi les manifestants. Je m’engageais comme communicateur dans le comité de coordination du quartier de «Bab Amro» qui, du jour au lendemain, était passé d’un quartier ordinaire plutôt délaissé, dans une partie délaissée du pays, en une vitrine pour la presse arabe et étrangère. Et tandis que, dans le secteur encerclé, les dissidents de l’armée régulière et les volontaires civils qui les avaient rejoints, livraient les plus féroces batailles, et que des roquettes aux noms jadis ignorés, s’écrasaient sur nos maisons, Tarek observait la scène et sympathisait de loin.
Mais son appréhension des combats ne dura pas longtemps. Il y fut même poussé assez vite par les agissements du régime, ayant été arrêté arbitrairement un jour qu’il passait par hasard près d’une manifestation dans son quartier d’origine. Quelques jours de torture, d’insultes et d’humiliations suffirent à le ranger du côté de l’opposition. Il s’activa dans un comité chargé des inscriptions murales et des manifestations, alors que le quartier de «Jobar» était toujours soumis à la poigne de fer du régime.
Quelque deux cents kilomètres séparent Bab Amro de Jobar. Mais cette distance ne nous empêcha pas de garder le contact, sinon par le réseau téléphonique fixe contrôlé par le pouvoir, du moins via Internet. Nous étions devenus frères d’armes, actifs tous les deux dans les rangs de l’opposition, réclamant une Syrie libre pour tous, une Syrie sans oppresseur.
Quelques mois plus tard, toutefois, nos chemins commencèrent à diverger. Bab Amro tomba aux mains du pouvoir et je me retrouvai à Beyrouth. Le quartier de Jobar, lui, finit par échapper au régime et Tarek se retrouva à la tête d’un groupe, «Liberté à Jobar», qui se donna pour mission d’assurer la sécurité des manifestations, libérer la Syrie et instaurer un «État juste et équitable».
Entre Tarek et moi, sans se rompre, le contact devint plus difficile. Soumis à un blocus total, bombardé, son quartier et toute la Ghouta orientale vécurent l’enfer. Les victimes tombaient en plus grand nombre, fauchées par une panoplie encore plus variée d’armes et de bombardements aériens barbares, au milieu d’un mutisme total de la part de la communauté arabe et internationale, face à l’holocauste quotidien qui se produisait. Parallèlement, l’esprit de Tarek se radicalisait et sa vindicte grandissait, en même temps qu’un désir lancinant de se venger d’une communauté mondiale hypocrite.
À chacun de nos contacts, les pensées et orientations de Tarek me semblaient un peu plus étrangères. La démocratie qui nous avait rapprochés par le passé, du moins en principe, devint le piège que l’Occident tendait aux musulmans à chaque fois qu’ils approchaient du pouvoir, comme en Palestine, en Égypte et, avant cela, en Algérie. Dans son esprit se renforçait la conviction qu’en dehors de l’islam, du rejet de l’Occident et de ses félonies, il n’y avait pas de solution.
Fin 2013, l’aviation syrienne bombarda aux armes chimiques des régions contrôlées par l’opposition dans la Ghouta orientale. Le massacre fit 1.300 morts. L’Occident s’indigna, menaça, promit d’agir, mais les jours passèrent sans que rien ne se produise. Tarek échappa à ce massacre, mais il y laissa son âme d’homme pacifique aspirant à la liberté… Il désespéra de tout.
Il y a quelques mois, une fraction de l’opposition arrêta Tarek dans la province de Damas, l’accusant d’appartenir au groupe État islamique. Des amis communs me rapportèrent la nouvelle… certains assurant qu’il avait fait allégeance à l’EI, d’autres qu’il s’en était rapproché, mais qu’ils n’avaient pas réussi à l’enrôler.
Le Tarek que je connais n’a rien d’un partisan de Daech. Né à Damas, quartier «Jobar», inscrit à la Faculté de génie de Homs, c’est un universitaire ordinaire, un blond aux yeux bleus à faire chavirer les cœurs, passant son temps à faire la cour aux plus jolies étudiantes et à provoquer leurs avances. Mais il semble que ce Tarek-là soit mort, et plus d’une fois. Sa dernière «mort» eut lieu après un bombardement aux armes chimiques qui ne laissa de lui qu’un fantôme, un Tarek qui ne demande plus rien d’autre à la vie que de lui offrir l’occasion d’assouvir l’incontrôlable désir de vengeance qui le consume…
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